Genève

En 2005, le parcours des 21,1 km s'égarait dans la zone commerciale de la Praille. L'édition inaugurale du marathon de Genève envoyait les participants à la course de mi-distance zigzaguer entre des rangées de barrières vauban, devant le centre commercial M-Parc, puis les ramenait vers le centre-ville par la route des Jeunes – l'axe le plus moche de la ville, bordé par les piliers de l'autoroute et une série d'entrepôts. Assez pour vous ôter le goût d'y retourner. Mais pour avoir dû abandonner les 20 km de Lausanne le week-end passé, il me fallait compenser cette frustration. L'inscription au semi de Genève (avec à la clé une nuit chez l'habitant) avait ce but de m'ôter ce sentiment lancinant d'échec. Me voici donc dimanche matin au départ, à Chêne-Bourg; sous un ciel incertain, avec quelques centaines d'autres frénétiques de la chaussure Asics et de la montre GPS. J'étire mon dos endolori par une nuit sur l'austère matelas de mon hôte. Quelques gouttes tièdes tombent peu avant le départ. Mais après quelques minutes de course, le soleil s'installe et révèle un paysage enchanteur. La première moitié du parcours est campagnarde. On nous emmène par de petites routes, à travers des champs de colza piquetés d'arbres centenaires. On traverse quelques charmants villages dont je ne connaissais guère que les noms. Vers le kilomètre sept, notre route converge avec celle des marathoniens, parti deux heures plus tôt, et qui ont déjà parcouru vingt bornes à ce moment-là. Quelques virages plus loin, nous voici à Cologny. Ici, le paysage s'incline et tout coup, c'est l'apparition bleue marine du lac, le panache du jet d'eau, la masse grise des bâtiments bordant les quais; c'est le Jura, sous un ciel partagé entre azur et encre de Chine. Dans mes oreilles, un morceau électro aux sonorités indiennes; dans mon sang, un flux grossissant d'endorphines: subjugué par les émotions, j'ai subitement l'impression de m'envoler. Mes poils se hérissent, je flotte à dix centimètres au-dessus du bitume qui résonne au rythme du martèlement des semelles. Notre peloton dévale le chemin bordé de villas pimpantes, derrière leurs clôtures blanches, leurs haies de lilas. Et nous voici au lac. La moitié du quai Gustave-Addor nous est réservée. On court face au vent. Les marathoniens sont au supplice, leur course se joue là, au fameux "mur" des 30 kilomètres. Certains avancent tordus, d'autres raidis comme des piquets de vigne. Des grimaces de douleur déforment leurs visages. En les voyant souffrir pareillement, je pense que je n'aurais plus les couilles de retenter cette aventure-là...
Passé le parc Lagrange, on pénètre dans la ville par les Eaux-Vives, entre une haie de spectateurs. Vers le cinéma Scala, un grand type devant moi se fait ovationner par ses amis, ses voisins peut-être. Il se met à danser en courant. Mais le soleil commence à cogner. Je me concentre sur ma musique. Je vois distraitement des spectateurs le long de la rue du Rhône. A la hauteur du Jardin anglais, je m'empêche de regarder à droite. Je ne veux pas voir ceux qui ne sont plus qu'à quelques mètres de l'arrivée. Non. Il faut que je me défasse de ces quatre ultimes kilomètres, les plus mauvais. Il faut que ma tête tienne bon. On enfile la rue du Cendrier, étroite, pleine d'ombre bienfaisante. Traversée des Pâquis, quasi déserts. Voici enfin la Perle du Lac, on traverse la route, c'est une montée mine de rien, assez antipathique pour les cuisses. Virage à droite: on se serre sur le bord de la route de Lausanne. En face, des colonnes de voitures immobilisées. Je donne une tape sur l'épaule d'un marathonien en gris, qui se met à marcher en boitant, appuyé à une palissade. Virage à droite, on pénètre dans le site de l'OMC. Là, enfin l'épingle à cheveux du retour, par le parc, vers les quais pleins de soleil, de foule et de vent. Les kilomètres 19 et 20 n'en finissent pas. A l'approche du pont du Mont-Blanc, Bowie entonne Wild is the wind dans mes écouteurs. Justement, le vent souffle comme nous voici sur le pont. Cris de la foule. On traverse. Virage à gauche dans le Jardin anglais (je ne vois pas le portique, il est où?) Il faut encore tourner, et encore une fois: c'est au bout. Coup d'œil à la grande pendule: j'ai mis une minute de plus que prévu. Mais c'est fait: je suis content et soulagé.
Je m'assois un instant sur ne pelouse, avec un verre d'eau et une tranche de cake. Les gens sont étalés partout, déchaussés, hagards, clignant des yeux. Il ne restera pas une tulipe debout dans ces plates-bandes le lendemain... Bruit des hauts-parleurs, bruit de la foule, bruit des enfants... Je m'étire sous un arbre et me joins à la procession en route vers le Collège Calvin où l'organisation a ramené nos sacs. On les a déposés en sous-sol: des marathoniens descendent les escaliers à reculons, en grimaçant. Je ressors attendre le tram pour regagner Plainpalais. Je descends à la place Neuve. Soudain, le ciel s'assombrit; le vent se lève à nouveau, il pleuvra sans doute bientôt. J'ai hâte de prendre une douche et un thé bouillants.

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