Trente-cinq


Le soleil à peine disparu derrière les crêtes du Jura, se lève un joran piquant qui s'abat sur les champs alentours, souffle sur les tombes - plus que jamais abandonnées à cette heure crépusculaire. Les stèles penchent, les cadres s'affaissent, la mousse ronge les entourages, des plantes montent trop, masquent les noms: ainsi va l'oubli. A Cossonay, on rejoint quelques rares dîneurs sous le platane de la terrasse où brillent quelques ampoules. Cris de jeunes, pétarades de motos au carrefour: le monde poursuit sa marche indifférente. Tout à l'heure, à la plage, je pensais à toi. A tout ce temps écoulé. Un homme né ce soir-là atteindrait aujourd'hui sa pleine maturité. La force de l'âge. A peu près celui que tu avais à l'époque, en fait... Trente-cinq ans: le temps qu'il faut pour se construire. Pour gagner sa place dans le monde. J'essaie de résumer ces années. Je me souviens des jours où l'on t'encensait; aussi, de ceux où l'on me reprochait de te ressembler. Je me souviens surtout de cette quête, de l'énergie qu'il m'a fallu pour percer le plus épais mystère de ma vie. Pour te connaître, te démythifier, te comprendre. Bref, pour te donner une juste place - entre le piédestal où ton frère te plaçait, hors de portée, à l'abri de toute discussion, et le purgatoire où je t'avais consigné, aussi sordide et sombre que quoi? Que la cave? Que le réduit sous l'escalier? Je te t'asticote un peu, tu permets? Il m'a fallu du temps pour compatir, pour comprendre la douleur derrière ta part d'ombre, pour saisir que tu me voulais plus fort que toi. Et quand j'ai senti que je l'étais, alors seulement tu as pu habiter mon coeur.
Un soir, il n'y a pas si longtemps, je m'entraînais sur le bord d'une route et alors j'ai senti ta présence, encourageante, derrière mon épaule. Voilà. Tu vivras aussi longtemps que je vivrai. Nous ne nous quitterons plus. Il n'y aura plus de violence. Tu seras toujours de mon côté.
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Gulliver

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