Harder, Better, Faster, Stronger

On me demande d'établir une liste de mes tâches professionnelles. Ce n'est pas la première fois que je me livre à l'exercice. Alors je cherche un moment dans mes dossiers le document que j'avais dû rédiger un jour, avec l'idée de le recycler. En vain, je ne l'ai pas gardé. Peu importe. L'exercice est toujours intéressant et les choses changent. Alors je prends une demie-heure pour m'acquitter de cette tâche. Je recense quatre domaines d'activité; j'utilise la fonction "Stabilo" de Word pour distinguer l'occurrence des tâches ainsi listées, jaune fluo pour le quotidien, bleu pour l'hebdomadaire, mauve pour les marronniers annuels, rose pour les travaux ponctuels. Tout cela tient sur une page, c'est synthétique. Je relis cet inventaire à la Prévert, cette pauvre page A4 qui résume mon quotidien (huit heures par jour, environ). Je parcours cette série de tâches, qui tient sur un feuillet. Des tâches dont je m'acquitte, le plus souvent consciencieusement. Cette lecture me fait un drôle d'effet. Elle jette un éclairage cru et assez impitoyable sur ce qu'est devenu ma vie professionnelle. Ma faute! Je n'ai pas fait attention, j'ai laissé le bateau dériver; je me suis dit, comme toujours, suivons le courant... J'aurais peut-être dû souquer un peu. Et voilà, j'ai descendu quelques paisibles bras de rivière, sans trop de remous, trouvé une petite crique tranquille. Et maintenant ma barque est durablement ensablée. Mais de quoi je me plains, au fond? J'ai fait depuis longtemps le deuil d'une vie professionnelle exaltante. Laquelle, exactement? Je n'ai jamais eu d'ambitions précises. Mon futur était flou, plus conceptuel que pragmatique. Tout résidait dans un lendemain idéal et non informulé. J'avançais droit comme un i et le monde n'attendait que moi. Et voilà: on est ce lendemain, et personne ne m'a vraiment attendu. Cela ne m'empêche pas de dormir et de m'amuser. Mais parfois, je n'arrive pas à m'habituer à l'idée que je suis devenu ce type, cette roue de l'engrenage – et que je le resterai encore une vingtaine d'années, probablement. C'est décembre, il fait très froid, humide, je rentre le cou dans mon manteau H&M, je viens de quitter le bureau, il est 18 heures passées, il fait noir, je mets mes lunettes car ma myopie est bien là maintenant et je ne m'accommode plus du flou à la nuit tombée. J'ai froid à la tête. Je mets mon capuchon. Je marche dans la rue comme ça, un type avec des lunettes et un capuchon qui sort du bureau à 18 heures, c'est-à-dire: n'importe qui. Un quidam. Moi. La pensée que pendant les vingt prochaines années, je vais faire le même chemin (maison-bureau-maison) me sidère. Je serai de moins en moins réveillé, peut-être de moins en moins ouvert au changement, de plus en plus dépassé. Je me tasserai sur ma chaise, comme je me tasse ce soir dans mon manteau, rapport au froid. Je ne serai plus entouré que par des gamins. Des gamins de trente ou quarante ans. Ça va me faire tout bizarre. La part du rêve s'est ratatinée, la réalité a pris ses quartiers d'hiver. On en est là.

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