Un trip

Se voir de l'intérieur. S'entendre donner des avis, des leçons. Avoir conscience de différents niveaux de pensée – la pensée pure, débridée, créative, et la pensée analytique, vue comme autant de sous-titres au bas d'un écran de cinéma panoramique, totalement envoûtant. Envoûtant car ce qu'y s'y déploie n'obéit à aucune règle, les visions qui s'y impriment et s'y meuvent sont une pure création, qui ne ressemblent qu'occasionnellement à des figures du monde courant. Je suis subjugué, mais le besoin de description domine, de description et de communication. L'intellect tente de reprendre la main. Alors j'essaie alors de trouver les mots. Pour décrire ce qu'il m'est donnée de voir. Un ensemble de points? De lignes ascendantes? Une grille? Alors l'imagination débridée me dit Fuck you! Alors le motif que j'essayais de décoder, de traduire en mots disparaît immédiatement, aussitôt remplacé par d'autres choses, des fulgurances, des couleurs, des motifs qui échappent totalement à la description. A un autre moment, j'essaie d'influencer ce processus visuel; j'émets mentalement le souhait d'avoir sur cet écran une décoration du style seventies. Fuck you! me répond l'écran noir avec, au centre, une sorte d'étoile rouge qui irradie, darde des rayons et se transforme aussitôt en motif aléatoire, changeant grande vitesse et toujours stupéfiant – c'est le cas de dire.
Grande perturbatrice, la couche analytique multiplie les messages, utiles ou inutiles, me gâchant le spectacle, m'empêchant de me laisser aller à une béatitude totale. Les préoccupations s'imposent, le sens de l'apparence, les signaux parasites du corps (nuque raide, dos tordu, main écrasée sous le corps de l'autre) parasitent, comme sur les chaînes d'info en continu, ces lignes de texte défilant sans arrêt sous le visage des journalistes, concurrençant leur propos. Mais dans ce brouhaha de mots, des messages plus importants se démarquent. Ils ont la forme de leçons. Ils traduisent les préoccupations cachées. J'en retiens deux, qui me semblent majeurs. Le premier à trait à ma perception de la sexualité. A une erreur d'appréciation que je commets. Tu vois le sexe comme des images, deux personnes face à face, debout, dans un endroit froid et dénudé. Une représentation, une interprétation rigide. Alors que le sexe, c'est juste: être un poisson.
A ce moment j'ai mes deux bras le long du corps de mon hôte. Je me rapproche de lui, cale ma tête dans un creux de ses reins; alors les sensations physiques s'imposent: je sens mes lombaires se partager, se séparer dans un angle curieux. Je regarde le bas de mon corps: des tentacules ont remplacé mes jambes, elles filent toutes dans le sens du courant, comme celles d'une seiche en fait, car me voilà comme dans une rivière, une rivière avec beaucoup de courant. Etre un poisson... Un poulpe plutôt. Oui, alors je suis un poulpe. Je le deviens. Je sens mes tentacules, harmonieusement réparties autour de moi; je gonfle mon corps d'eau et je l'expulse en projetant ces tentacules sous moi. Alors je me sens propulsé vers la surface, très rapidement. Voilà. J'ai été une pieuvre pendant quelques secondes et je n'oublierai jamais ce moment.

L'autre message est moins agréable. En gros, il me dit ceci: Tu es un nuage de pensées avec un tout petit corps caché derrière. OK. Merci, je l'avais remarqué. Je n'aurais pas été capable de le formuler aussi crûment, mais si je peux l'accepter.

Avec tout ça, pas de mode d'emploi, bien sûr. Débrouille-toi maintenant, mon vieux, pour essayer d'être un poisson en 3D, et pas une image bidimensionnelle, quand le sexe arrive sur le tapis. Et démerde-toi avec ton hydrocéphalie, de manière à rétablir l'équilibre entre ton corps de Liliputien et ce nuage de mots, de phrases, de croyances et de peurs qui flotte au-dessus.

Articles les plus consultés