Le goût des autres

Il y a un instant d'hésitation. Je suis prêt à dire: Excuse-moi, je m'en vais, ça ne va pas le faire. La découverte d'une légère couperose; les deux chiens qui tantôt ronflent sur leur coussin, tantôt viennent me lécher la jambe; les sifflements suraigus du perroquet, dans la cuisine; ce salon confit, légèrement étouffant. Puis je me ressaisis. Puisque je suis là, autant en prendre le meilleur parti. Je laisse mes mains suivre leur chemin sous des couches de coton, découvrir un peau de fumeur, trop fine, déjà parcheminée. Et puis il y a tes attentes, que tu ne prends même pas la peine de dissimuler. Ta solitude. Tes démêlés tristounets avec l'ancien propriétaire d'un rez-de-jardin insalubre qu'il t'a fallu quitter précipitamment. Ton mobilier ruiné, pourri par l'humidité de ce logement. Tu déverses ces mots, ils roulent partout comme des billes dans ton salon décoré de lampes orientales, d'effigies de Bouddha, parfumé par des bâtons de cannelle, dont les effluves douceâtres masquent les relents fugaces des pets des chiens. Quand nos gestes deviennent plus précis, tu proposes de migrer vers la chambre à coucher. Mais pour moi, il n'en n'est pas question. Je ne peux pas m'imaginer sur ton lit, que je viens de voir car à peine arrivé, tu m'as montré l'appartement. Je te vois déplacer le dauphin en feutrine qui trône au milieu de ta couche aux coussins mauves, pour nous faire de la place. Je ne m'imagine pas me confire dans ce décor. Surtout, je ne peux pas envisager me retrouver en position horizontale avec toi. Je préfère rester sur ton canapé, qui impose de fait des postures moins intimes. Au salon, je peux demeurer superficiel, ne m'engager dans rien de sérieux. Rester dans le séjour, sur le canapé, c'est garder la situation en mains. Lentement, je m'oublie un peu, je me laisse aller. On fume, sans exagérer. Tu me demandes trois fois si j'ai envie d'une bière, mais c'est toi qui brûle de t'en servir une. Mais oui, apporte-nous une bière, je sens que tu as besoin de boire un peu d'alcool, c'est certainement ton point faible. Voilà les bouteilles de Heineken qui défilent sur la table basse, de style oriental, en bois sombre, pieds recourbés. Le temps passe, tranquillement, nous jouons avec nos corps, je ne pense à pas grand chose, je ne suis engagé dans rien. Or je sens bien que cette tranquillité d'esprit n'est pas partagée, car tu as un agenda caché. Mais caché? Pas vraiment. Dans nos échanges en ligne déjà, ton besoin de te caser transparaissait. Tu es en chasse, tu as besoin d'un mari. Je sens ce vide, tu le fais bien sentir, mais j'ai le regret de te dire que je ne le comblerai pas car je ne tomberai pas amoureux. En réalité ma tête et mon cœur sont ailleurs, tous deux accaparés par d'autres projets, d'autres habitudes, d'autres aspirations, que je ne saurais sans doute pas trouver ici, entre tes chiens, ton perroquet, tes bâtonnets parfumés à la cannelle, tes images de dieux d'ailleurs. C'est comme ça. Pareillement, il est fort probable que j'inspire précisément le même genre de non-sentiments à celui que je laisse, cycliquement, envahir ma bulle, agiter mes émotions comme on touillerait un cocktail à la cuillère. Mais le mélange des alcools n'est pas durable; assez vite, des strates se reforment en fonction des densités propres aux ingrédients. Tout reprend sa place, le calme se refait. Je me distrais de ces tempêtes intimes en occupant mon corps – comme ce dimanche. Avant de venir, j'ai hésité. Vaut-il mieux me concentrer sur cette mini tempête, aller vers un nouveau coup de shaker, m'y employer? Ou vaut-il mieux m'éparpiller, comme toujours, me diriger vers une nouvelle rencontre, tête et cœur absents, mon corps seul à proposer? Je choisis la deuxième option. Je te blesse probablement par une fausse présence, par une camaraderie qui te permet de bâtir, vite! un château de sable. Puisque c'est de cela dont nous avons besoin, au fond. De projets.

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