Geschätzte Fahrgäste

Lorsque le mobilier se mit à respirer, quand la tour des CD commença à ondoyer comme une algue, nous eûmes l'idée d'envoyer les enfants voir si les rideaux se mouvaient par leur seule force, ou par celle de nos esprits. Mais aujourd'hui hélas, les enfants n'obéissent plus comme autrefois. Il fallut donc lancer une pelure de mandarine pour vérifier leur impact cinétique sur les pendeloques des rideaux. Pareillement, quand je m'aperçus du déséquilibre chromatique survenu, nous n'eûmes pas davantage de succès en tentant d'envoyer les enfants diminuer la puissance du jaune dans le nuancier général. Il fallut passer quelques heures, baignés de couleurs qui parurent terriblement kitsch. Parfois, le bourdonnement du trafic augmentait, rompant le silence un peu pesant. Une vingtaine de mètres plus bas, je me rendis compte que des voitures, des bus transportaient des hordes des gens ordinaires d'est en ouest, d'ouest en est, chacun se ruant vers son foyer. Au sol, la fin d'une journée ordinaire; ici, le début d'un voyage régi par d'autres règles, moins triviales que celles du quotidien.
Quelque chose de l'ordre du massif se répandait dans les veines de ma tête, me laissant sidéré. Dehors, une tempête se déchaînait, projetant de la pluie sur les vitres, insinuant des vents coulis dans le cadre des fenêtres. Dans la salade de jambes entrevue sous la couverture, je peinais à distinguer les miennes. Mon corps se fit aussi étranger que le sien. A nouveau, la musique s'écoula dans la pièce en prenant différentes formes: une sarabande indistincte, dégringolant des baffles en bataillons géométriques; plus tard, une girouette en contre-jour, en forme de cafetière, distilla en oscillant un son télégraphique modulé, qui souffla dans l'air les points et les traits d'un alphabet morse. La fin de ces sensations coïncida avec la normalisation des communications, qui cessèrent de sembler divisées en messages directs et indirects – m'obligeant à réfléchir à leur assimilation et classification avant d'y répondre, en tentant d'élaborer une phrase que j'abandonnai souvent en pleine construction. Mais alors, la magie déploya ses effets dans d'autres champs, plus physiques, plus émotionnels. Différentes connivences se créèrent alors que le temps cessait d'exister, qu'au-delà de la fenêtre tout était aussi abstrait que l'encre nocturne. Quand, bien plus tard, les carreaux prirent une teinte laiteuse, que tout au dehors se révéla dans une bichromie grise et bleue, l'extase avait pris ses quartiers et commandait propos et gestes, nous glissant en bouche des mots de miel, nous prêtant des corps de serpents, des haleines de lait tiède, des odeurs d'humus poivrées. Et toute distance entre nos corps était presque abolie.
L'aller ainsi consommé, restait à accomplir le voyage du retour – et l'on sait qu'il n'emprunte, hélas, jamais le même trajet. Celui-ci fut un peu chaotique. Je me retrouvai planté dans une salle d'attente glaciale, désuète. Aux murs, les seuls cadres n'affichaient que des points d'interrogation. Rien au monde ne me paraissait pertinent. La vie était un corps creux. J'attendis une correspondance à un carrefour bruyant et sans charme, disons, au croisement de Mehringdamm et de Gneisenaustrasse, à Berlin, où ma tête lestée, mes mains ankylosées m'empêchaient d'écrire un traître mot.

Ce soir, au coin de la place Chauderon, une vieille dame à lunettes, en manteau brun, s'arrête au coin du pont et fixe l'horizon que le soleil incendie, pour la dernière fois de l'année.

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