Wish you were here

Je fouille dans les albums, les pochettes, pour illustrer correctement ce texte. Mais je peine à trouver des images nettes, parmi la masse de photos floues, aux couleurs souvent virées, qui témoignent d'un usage peu modéré mais maladroit des appareils Kodak Instamatic. On t'a peu et mal photographié. Bien sûr, il y en a de mieux cadrées, plus récentes. Mais je ne peux me résoudre à les utiliser. Car l'octogénaire au visage émacié qu'elles montrent ne ressemble pas à l'image que je garde de toi – celle d'un homme dans la soixantaine, la septantaine, solide et vif. On trouve pourtant quelques images nettes: te voilà, serrant la main du directeur de l'usine d'Orbe, au Noël des retraités. Te voilà tel que je ne t'ai pas connu, dans les années cinquante, en vacances d'été avec la Mémé et ma mère, gamine. Je crois que c'était à la Tine, près de Château d'Œx. Et je me demande incidemment s'il y a un rapport entre le flou de ces quelques images et l'effet que tu produisais sur les autres. Toi: un homme en retrait, un homme qui n'avait pas de querelles, ou très peu; qui aimait les relations harmonieuses. Il est dès lors plausible qu'on ait estimé que, dans le ménage que vous formiez, ton épouse  portait la culotte, comme on dit. Mais les choses étaient plus subtiles que ça, même si plusieurs photos te montrent affublé d'une ménagère, ce tablier de cuisine à rayures bleues et blanches que ma grand-mère achetait au magasin Dumas et que tu mettais pour aider aux corvées domestiques (éplucher les légumes, essuyer la vaisselle, récurer la cuisine). Un partage des tâches qui était la norme, chez vous. Qui allait de soi. Cette logique tacite échappait certainement à la Lélé, le jour où elle a osé utiliser, pour parler de toi, le mot de mollusque, alors que nous mangions tous les deux – quand elle tentait de nouer avec moi des relations filiales. Je ne lui l'ai pas pardonné. Bien sûr, elle n'avait pas imaginé qu'une femme comme ma grand-mère, ouvrière d'usine, veuve d'une quarantaine d'années et mère d'une fille de dix ans, n'ait sans doute pas chipoté le jour où elle avait fait la rencontre de cet homme en gris, de grande taille, rencontre qu'une voyante lui avait prédit. Mais passons. Ce qu'elle ignorait aussi, cette écervelée prompte au jugement, c'est que tu étais l'une des rares personnes à impressionner mon père, cet ogre qui terrorisait son monde. Par ta seule présence, par ton calme. Par ta masse. Ton inertie. Ton bon sens. Ton économie du verbe. Par cette absence totale d'agitation que tu opposais. Sans doute le rassurais-tu au fond, lui qui était si profondément inquiet...

Vers 1971, les herbes du verger d'à côté étaient écore plus hautes que moi. Je m'y promenais et tout à coup, ma mère m'a dit "Regarde qui est là!" Et c'était toi qui arrivais, tu m'as tendu les bras et je me suis précipité à ta rencontre, tandis que des hampes vertes entravaient mes pas en s'accrochant à mes vêtements. C'était peut-être l'une des meilleures surprises de ma vie, de débarquer un samedi matin de printemps. Un autre matin, nous descendions à pied le long de la route, ma mère et moi, face à la bise. Soudain elle m'a dit: "Tiens, regarde! C'est pas le Pépé qui vient à notre rencontre, là-bas?" Oui, c'était bien toi, ce petit triangle brun au bout du ruban de macadam, assis sur ton vélomoteur, qui approchait dans un léger bourdonnement. Plus tard, tu avais fixé un siège sur le porte-bagages, avec un petit dossier: ma place.
En hiver, tes gants en cuir brun, froissés, doublés de laine, réchauffaient mes mains. En été, on allait se promener au bois, vers les marais, et je te demandais souvent de souffler sur moi la fumée de ton cigare (des Rio 6 "pressés", à section carrée), pour éloigner les moustiques qui me dévoraient.

Aussi, un samedi après midi, on était allé se promener Sous les dailles. En chemin, mon goût de toujours pour la plomberie m'a poussé à aller inspecter, de près, un abreuvoir à vaches, à l'écart du chemin. Mais le sol alentour était complètement détrempé. Mes pieds se sont profondément enfoncés dans la boue piétinée par des dizaines de vaches. Voilà mes chaussures neuves – un modèle à la dernière mode, en velours côtelé beige, à semelle crêpe – totalement crottées. De retour à la maison, tu les a aussitôt énergiquement brossées sous le robinet, avant de les mettre à sécher sur le rebord de la fenêtre. Tu craignais les foudres de la Mémé, ses vociférations inutiles. Car tu détestais le conflit par dessus tout. Comme tu détestais l'impudeur des sentiments exprimés. C'est peut-être quelque chose que tu m'as légué. Aussi, tu n'intervenais jamais en censeur. Quand tu as trouvé, mal dissimulées sur le rayonnage d'une armoire de la cave, les bottes que j'avais piquées aux Borgeaud, tu n'en as rien dit à personne. Lorsque tu as remarqué que je les cherchais des yeux, tu m'a simplement dit: "Tu regardes si tu vois les bottes? Je les ai remises en place." Pas d'interrogatoire; pas de morale. Fin de l'histoire.

Pendant mes vacances, pendant les week-ends que je passais chez vous, nous nous promenions ensemble, partout. Tout le temps. Tu emportais des Sugus ou des caramels mous. Sinon une pomme, que tu partageais en quartiers avec ton couteau militaire brun. Il ne quittait jamais ta poche, comme le mouchoir avec lequel tu m'essuyais ensuite les mains. Oui, j'ai été un prince. Gâté pourri. Hiver comme été, on se baladait. On allait au bois, vers Dizy ou jusqu'à Chevilly, vers La Chaux ou vers Lussery, vers Senarclens et parfois même à Vuillerens. On jouait à des jeux stupides que j'inventais à mesure. Des jeux bavards, qui me permettaient de structurer un peu ma vie. Tu m'écoutais sans chercher à me détromper, à démonter mes divagations. Tu me laissais une totale liberté d'esprit. Tu as même enduré mes sarcasmes, que j'ai beaucoup regrettés par la suite et pour laquelle je te présente ici, à nouveau, mes excuses. Tu acceptais même de jouer avec moi au flipper au Buffet de la gare. On s'installait à la terrasse du Jura-Simplon, ou à celle du Café de la Poste. Tu prenais une bière grenadine ou une bière limonade. L'été, tu mettais une casquette plate en tissu clair. L'hiver, un chapeau de cuir noir. Plus tard, avec nos vélos, nos vélomoteurs, on a élargi notre rayon d'action. On est allé voir l'usine Nestlé, où tu as trimé toutes ces années, dans les ateliers de fabrication du Nescafé, où la température montait à plus de trente degrés, puis dans des chambres frigorifiques géantes où tu remplissais des bassines de beurre de cacao. Des différences de température qui t'avaient couperosé le visage et te faisaient souvent saigner du nez. On est allé voir le pénitencier de Bochuz; les pylônes de la radio à Sottens. Et un après-midi, en 1981, on a rendu visite à ton frère, à Chavornay. Pour un enfant unique, c'est toujours étrange de découvrir que d'autres personnes ont, pour ainsi dire, des doubles... Je dévisageais cet autre toi-même avec fascination. On est partis tous les trois en vélomoteur nous promener sous le viaduc tout neuf de l'autoroute. Au retour, on s'est installé dans le jardin, sous le cerisier. La Lily nous apporté quelque chose à boire. A ce moment-là, a vie paraissait toute simple. Je savourais ces instants faussement éternels. On est revenus à travers la plaine de l'Orbe, où la prairie d'un vert électrique ondoyait dans le vent, le long de chemins bordés de peupliers. Cet endroit, tel que je m'en souviens, me fait penser à la pochette intérieure du disque Wish you were here de Pink Floyd, où l'on voit un foulard rouge vif dans une plaine semblable. Un disque bien nommé car tu me manques souvent, même à l'heure où j'écris ces lignes alors que tu fêterais, le 28 mai, tes cent ans.
Bon anniversaire, Pépé.






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