Le type

Je reviens de vacances. Ce matin, le type est de nouveau là. Je l'avais complètement oublié. Le type qui vit dans le tunnel. Je le vois chaque jour, j'en suis sûr, depuis plusieurs mois. Je l'ai vu ce matin, dans la lumière gaie. Il faisait les cent pas. C'est un grand, seconde moitié de la cinquantaine, dégarni. Je note qu'il s'est coupé les cheveux. Ça lui va mieux, car auparavant, c'était un chauve chevelu, avec de longs fils gris sur la nuque. Il n'est pas vraiment mal habillé. Des pantalons de toile claire, des chemises un peu flottantes, parfois imprimées, genre Beyeler, parfois unies, parfois beiges. Des mocassins de cuir brun. Le genre d'homme que vous ne reconnaissez que dans l'endroit où vous avez l'habitude de le croiser. Ce pourrait être le kiosquier qui valide vos bulletins de loterie, chaque vendredi. Avec un uniforme gris, il pourrait aussi être un conducteur de bus, ce serait même plausible. Sauf que cet homme vit dans le tunnel. Et il y vit une bière à la main. Une bière en boîte d'aluminium, la marque est bleue et jaune. Une bière bon marché, de celles qu'on achète chez Denner. A son bras, un cornet en plastique où sont stockées les cannettes qu'il éclusera bientôt. Il marche droit, comme concentré; il fait des allers et retours, sous le soleil du matin, sur un périmètre très restreint: une dizaine de mètres. Quinze, peut-être. Il m'est arrivé de le trouver, le soir en repartant du travail, assis sur l'appui d'une des vitrines du tunnel (ce sont des vitrines sans aucune utilité, des pertuis entre le tunnel routier et la galerie piétonnière, celle où réside notre homme. Longtemps, la commune n'a pas su qu'en faire. Depuis quelques années, elles sont chauffées, éclairées et servent de serres à des plantes d'ornement exotiques, qui ont fait partie d'une ancienne exposition de Lausanne-Jardins.) Il est assis là, à trente centimètres du trottoir, le dos voûté. La bière à la main. Ce soir, il continue ses allers-retours, au même endroit. Pourquoi ne traverse-t-il pas le tunnel? Le soleil est de l'autre côté maintenant. Mystère.

On ne peut faire que des conjectures. On ne peut qu'imaginer une débâcle. Une détresse. Une situation perdue. Une femme perdue. Un appartement perdu. Le rejet de ses grands enfants. Où se tient-il par temps de pluie? Où dort-il? Peut-être à l'Armée du Salut, toute proche? Et c'est pour ça qu'il reste dans ce coin, un coin nul, qui n'appartient même pas à un quartier précis, bordé par une route assez fréquentée, plus bruyante encore aux heures de pointe quand des files de véhicules se forment sous la voûte noire. Et c'est là encore que débouchent toutes les voitures de la police municipale, avec leurs sirènes tuantes. Ce soir, je me demande si j'oserais l'aborder. Je lui demanderais pourquoi il erre. Pourquoi là, et pas dans un parc. Dans un cadre plus avenant. S'inflige-t-il une punition? Quel est, au fond, le but de sa présence quasi permanente en ces lieux sinistres? Où ira-t-il cet hiver?
Mais je ne le regarde pas. Je n'ose pas le regarder franchement. Ce matin, on se croise. Je vais travailler. Ensuite j'ai une journée, une réunion le matin, un repas à midi, des tâches l'après-midi, des discussions, avec mes collègues, avec d'autres personnes, au téléphone. J'écris, lis ou traite plus de deux cent e-mails. Cela fait une vie sociale, au fond. Et voilà, ce soir, on se croise à nouveau. Sauf qu'il n'a pas bougé durant ces huit heures. Il est resté là, à aller et venir, à boire. Sans doute va-t-il pisser quand même, de temps en temps, avec toutes ces bières... Alors ce soir je me suis senti nanti. C'est une des raisons qui m'empêchent de l'aborder. Avec celle de devoir, éventuellement, répondre à une demande. C'est égoïste. Je me souviens encore qu'un soir, j'ai retrouvé la roue arrière de mon vélo bloquée. Apparemment, quelqu'un avait tenté d'en desserrer l'écrou. (Je me suis déjà fait voler la roue avant, ailleurs en ville). Or ce soir-là j'en suis arrivé à le soupçonner, lui, me disant qu'il me jalousait d'avoir une situation. Un job. La vie normale qu'il est en droit d'imaginer, s'il me regarde, ce qui n'est même pas sûr. La vie normale qu'il a sans doute perdue. C'est assez vil, comme pensée, de soupçonner un type comme lui. Pourtant je l'ai eue. Qu'on veuille bien me pardonner.

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