Souvenirs cathodiques

La numérisation des collections complètes du journal 24 heures et  de l'ancienne Tribune (Le Matin d'aujourd'hui), et leur mise à disposition sur la toile m'ont permis de situer précisément, dans le temps, d'anciens souvenirs de télévision, puisque ces journaux imprimaient quotidiennement le programme TV. Lundi 15 octobre 1973, il y a donc juste quarante ans, dans l'après-midi, j'avais regardé avec ma mère un film de 1949, diffusé par la première chaîne française. Ce devait être le premier jour des vacances d'automne, puisque j'étais à la maison et non à l'école. Dans mon souvenir, mon père est absent. Peut-être à l'hôpital. Peut-être à la pêche. Peut-être au café... Le film s'appelait Nous avons gagné ce soir. Sa noirceur m'avait marqué. L'histoire d'un boxeur, éternel perdant. Mais persévérant,  il finit par gagner un combat, dans des circonstances troubles toutefois. Je me souviens de la fin du film, sinistre, du boxeur au destin brisé soutenu par sa femme, protectrice mais vaguement castratrice également, me semble-t-il. Ils vivent dans une chambre d'hôtel ou ils font leur popote, sur un réchaud... Ensuite, et le programme TV le confirme, les émissions se sont interrompues jusqu'en début de soirée. J'ai le vague souvenir d'avoir été brièvement fasciné par l'enchevêtrement d'ellipses sur un fond sombre et étoilé – l'habillage graphique de l'ORTF qui signalait le début et la fin des programmes. Puis ma mère a dû me demander d'éteindre la poste. Reste que la vision de ce film a conditionné, je crois, ma représentation des villes américaines, ma perception de l'injustice et de la violence humaine.

Quelques mois plus tard, au moment des fêtes, nous avons regardé le film Tom Pouce (1958). Je suis presque sûr que mon père était à la maison, cet après-midi-là. C'était une histoire d'emblée amusante: un couple plutôt âgé et qui ne peut avoir d'enfant reçoit, par magie, un fils. Mais il a la taille d'un pouce. Cette étonnante famille vit ensuite diverses péripéties. Je n'ai gardé aucun souvenir de ce conte, sauf un. Une mésaventure qui survient et qui veut que la mère de ce Tom Pouce soit, à un moment, condamnée à être fouettée en place publique, pour un délit qu'elle n'a pas commis.
Et quelques jours plus tard (le 2 janvier 1974, d'après les grilles imprimées), la Télévision suisse romande avait diffusé un hors série du Manège enchanté: Pollux et le chat bleu. De ces trois souvenirs, c'est le plus précis. Nous étions à Cossonay cet après-midi-là, de retour d'une promenade avec le Pépé, il me semble. Tout à coup je me retrouve face au téléviseur, près du fourneau à mazout qui ronronne, mon attention totalement captée par l'écran du poste de la marque Novak, sur lequel se déroule ce conte cruel, d'autant plus sordide que j'y retrouve, comme piégés, les personnages et les décors de l'inoffensif et quotidien Manège enchanté. Mon souvenir est que, dans le dédale d'un château, le chien Pollux poursuit une sorte de parcours initiatique avec, à ses trousses, un robot lanceur de couteaux prêt à le zigouiller au moindre faux pas. Je suis pétrifié devant ce spectacle, imperméable à tout ce qui m'entoure, quasi terrorisé. Quand le sortilège prend fin, la nuit est tombée.

Ce sont, en fait, trois souvenirs de violence télévisuelle. Cela dit, je trouve curieux de n'avoir gardé de Tom Pouce qu'un souvenir vraisemblablement peu représentatif de ce film (que les sites présentent comme une comédie musicale plutôt enjouée et colorée). Mais au fond, je sais bien pourquoi je n'ai retenu que ce détail.

Je comprends aussi ce qui me fascine dans la consultation de ces anciens programmes TV. Ils me certifient que je n'ai pas rêvé; que mes souvenirs en sont réellement, qu'il ne s'agit pas de songes, ou d'images que je pourrais avoir refabriquées. Grâce à ces pages, je peux dater, à l'heure près, une chose qui m'est arrivée à cette période. Cela dissipe l'impression de flou, d'irréalité qui entoure cette époque charnière de ma vie.

Collections 24 heures et Le Matin










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