Bis repetita placent

Lundi, après avoir annulé (par un mensonge) mon repas de midi avec Sylviane, je prends le train pour Genève. A la sortie de la gare, le bus me passe sous le nez; alors je marche dans les rues sombres et luisantes, bientôt sous les arbres dégoulinants du parc Geisendorf. Je sonne à l'interphone. Pas de réponse. Je sors mon téléphone, compose le numéro de portable de M*. Plusieurs sonneries se succèdent, avant qu'il réponde d'une voix pâteuse. Puis je patiente plusieurs minutes sous son porche, regardant le morne voisinage de hauts immeubles, d'une terrible banalité. Il m'ouvre, en chaussettes dans des sandales de douche. Traits tirés. Visage pâle. Je lui demande s'il avait oublié notre rendez-vous. Non, pas du tout. Dans l'ascenseur, il m'explique sa récente séparation. Une fois dans l'appartement, il continue d'en parler. Je comprends que la tristesse dans laquelle le plonge cette situation le pousse à se vautrer dans la luxure. L'avant-veille, il a passé la nuit avec une femme, à baiser sans arrêt (c'est un ex hétéro, il a un fils de vingt-quatre ans). Elle avait la soixantaine, mais son corps était magnifique pour son âge. Une femme insatiable, qui plus est riche d'une énorme collection de godemichés. Il ajoute que le lendemain, et le surlendemain encore, il doit rencontrer encore tel et tel pour d'autres plans. Bien. J'ai donc un numéro de client dans une file – comme à la Poste – en quelque sorte.
Nous passons dans sa chambre. Tout l'appartement est sombre: derrière d'épais voilages, les stores sont tirés, lames obliques, orientées vers les nuages bas. Contraste total avec cet après-midi de juin où je découvrais cet logement et son locataire. Les stores étaient déjà baissés; mais alors ils protégeaient les pièces de la lumière chaude et de la touffeur des premiers jours d'été. Il s'agit de mon dernier bon plan en date, en fait. C'est d'ailleurs pour ça que je reviens. Mais aujourd'hui, ses gestes sont machinaux. Quittant son maillot, il découvre un gilet de latex mangé aux mites, déchiré et rapiécé à l'aide de bande adhésive (dont un morceau finit plus tard par se coller à mon bras). Il ne bande pas, où à peine. Si bien qu'au bout d'un moment je décide de me concentrer sur mon seul plaisir. A la fin de l'exercice, je jouis. Il jouit aussi, dans une crispation. Puis nous nous étendons sur le PVC noir qui protège son lit. 
Dehors, le bruit assourdi des gouttières engorgées. De l'appartement voisin nous parvient la voix de deux femmes mûres, qui parlent et rient. M* m'entretient de son fils, avec qui les ponts sont coupés – il rejette son père gay. Il fait presque nuit alors. Pour des raisons mystérieuses, je rebande très vite. Il me touche un peu. Je me refais jouir aussitôt, sans m'occuper de lui. Une jouissance cérébrale, sans rapport avec la précédente, purement physique.
Ensuite, je me lève, rassemble mes affaires dispersées, les remets dans mon sac de sport. Il me propose une douche; je refuse, disant préférer un bain chez moi. Je suis pressé de m'en aller, car il s'est lancé dans une logorrhée sinistre. D'abord il évoque différents morts; son grand-père, puis d'autres personnages que je connaissais vaguement, et qui se sont suicidés cette année. Puis arrive le thème central de son douloureux monologue: la rupture avec son ami. Il en parle, parle, parle, pendant que je m'habille. Mon t-shirt, mon pull, mes jeans, enfin mes bottes, ma veste encore. Revenu dans l'entrée, je passe la lanière de mon sac sur l'épaule. Je l'entends parler, parler, parler, parler encore. Je l'écoute de moins en moins. Il faut que je m'en aille, vite. Je lui souhaite bonne chance, l'embrasse. Mais il parle toujours. Je mets la main sur la poignée de la porte, l'abaisse. Il ne semble pas s'en apercevoir. Il parle toujours. Je découvre que son propos devient confus, son accent reprend le dessus. Il ne parle plus, il marmonne. En fait, il se parle – que je sois là où pas ne fera aucune différence. Je finis par l'interrompre en lui disant que je dois m'en aller. Il s'excuse. Je sors sur le palier. L'ascenseur est occupé, j'hésite à prendre l'escalier, pour fuir plus rapidement. Mais le témoin s'éteint; je presse le bouton. Il se poste dans l'encadrement de la porte. Se tait maintenant. Je demeure silencieux moi aussi. L'ascenseur arrive enfin. Je lui adresse un dernier signe. La portière en accordéon se referme, la cabine descend.
Ouf! Sauvé. 

Refaire. C'est le problème. Vouloir refaire; reconduire les mêmes expériences. Les bonnes, bien sûr. S'imaginer revivre les mêmes félicités, s'imaginer aussi agréablement surpris à la redite qu'à la première fois. Tenter de revoir les mêmes personnes, dans les mêmes circonstances... Retourner en vacances dans la même maison, dans le même hôtel, sur la même plage... Je suis de plus en plus convaincu de la vanité de ce type d'exercice. Très rares sont ceux avec qui j'entretiens des relations sexuelles sur le long terme. La seconde rencontre avec M* me montre une fois encore que dans ce domaine, la redite est hasardeuse. Car si je peux moi-même me mettre dans les dispositions d'esprit idoines, je n'ai pas de prise sur les états d'âme de l'autre. 
Chaque fois que je me fourvoie de la sorte, je m'en veux de m'être écarté du chemin sur lequel j'ai choisi de m'engager voici quelques années: celui des aventures. De la magie des rencontres. Ne vivre que des débuts. Que des découvertes. Il me semble avoir fait ce choix car c'était le seul possible, compte tenu de ma personnalité; de mes capacités, de mes possibilités réelles. Maintenant, entre lui et moi, il y a ce sordide rendez-vous. Si nous nous en étions tenus à la seule rencontre initiale, nous aurions tous les deux le souvenir d'un bon plan. D'une jouissance. Mais voilà, ce souvenir agréable est maintenant terni par cet après-midi maussade, de chair triste.
Peut-être qu'il n'y a qu'une véritable fois. Et des redites, toujours moins agréables? Dans d'autres domaines où les choses peuvent se répéter davantage, dans la mesure où elles ne sont pas liées aux mêmes mécanismes de rejet (je parle pour moi), il est curieux d'observer que l'évènement emblématique d'une série n'est pas forcément le premier. Je pense par exemple à nos séjours de Pâques à Berlin. Trois ans après notre premier voyage, nous marchions une nuit, Pascal et moi, sur la Torgauer Strasse. Une rue sans charme, qui épouse la courbe du Ring Bahn alignant, sous le feuillage naissant d'arbres ayant poussé là par hasard, une série d'entrepôts, adossés au talus des voies. Nous rentrions d'une soirée vers notre appartement, par les rues nocturnes et désertes. Il ne faisait pas froid. Un peu plus loin, j'ai reconnu derrière une grille l'édicule charmant, qui fut un temps le portail d'accueil de gare de Schöneberg. C'était un pur moment de bonheur. Gratuit. Dépourvu de tout enjeu. Je m'en souviendrai toujours. Comme je me souviendrai du jour où, enfants, nous jouions dans le verger abandonné qui était notre domaine, Christian, Stéphane et moi. Ce moment-là, symbolise précisément pour moi cette période de jeux. Ce qui était remarquable, c'est que j'en avais eu conscience sur le moment même. Conscience d'être dans un moment clé. Conscience du provisoire, du passage du temps. Conscience, pour la première fois peut-être, que ce qu'enfant on prend pour l'éternité n'est qu'un minuscule moment. Le séisme de 1974 était alors derrière moi; la traversée du désert (dont je n'avais pas conscience) restait à venir. J'étais dans le cœur de mon enfance, enfance bizarre, enfance qui ne correspondait pas à mes attentes confuses; mais enfance quand même. Et je le savais.
Cette fin d'après-midi, nous avions chacun choisi un arbre, qui devenait aussitôt notre maison. Notre cric-crac. Mes camarades s'étaient tous les deux assis, de façon assez stable, dans les branches de deux jeunes pommiers. Les pieds pendants à deux mètres au-dessus du sol. Pour des raisons curieuses, je m'étais moi-même juché sur une pousse droite comme un i mais flexible, et dépourvue de tout branchage. J'y avais grimpé avec l'énergie et la force que j'employais à grimper aux perches et aux cordes, à l'heure de gymnastique. Cet arbre, mais je devrais dire ce rejet, n'était pas un fruitier. Plutôt un noisetier. Un maigre fût, auquel je m'agrippais, le faisant ployer, toujours davantage, mes pieds se rapprochant de plus en plus du sol. Je m'entêtais. Tentais par différents moyens de le redresser. Les autres s'étonnaient et se moquaient de mon choix. Mais j'avais voulu cet arbre, c'était ma maison. Instable. Mais la mienne. 

* * *


Vers minuit et demie, je me brosse les dents quand j'entends un cri dans la rue. Une voix masculine. Je me rince la bouche. On crie à nouveau. J'ouvre la fenêtre. Je regarde. En bas dans la rue, un type en pull capuche bleu court sous une pluie battante. Il crie à nouveau, sans cesser de trotter. Je gagne ma chambre. Par la fenêtre grande ouverte, la voix du type me parvient encore, atténuée par le bruit de la pluie et du trafic. Je me demande ce qui motive ses vociférations; il y a quelque chose de difficile à interpréter, mais qui interpelle, dans le ton de sa voix. Un mauvais trip peut-être? Ou bien il s'est fait larguer par sa copine... Mais peut-être simplement la rage d'avoir raté le dernier bus. 

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