La vie en rose

Printemps 1978. De minute en minute, la pénombre gagne du terrain. Un peu plus tôt encore ce samedi-là, à travers les voilages de la baie vitrée du salon, le ciel affichait des couleurs électriques, dans une gamme alliant mauve et magenta. Depuis, le cadre de la fenêtre s'est assombri; la luminosité du téléviseur, placé juste devant, en est avivée. Je suis couché sur le divan. A ma gauche, Eric est affalé dans le fauteuil jaune de ma mère. La main dans le pantalon. Peut-être qu'il se caresse; peut-être aussi qu'il a des morpions. C'était très sale, chez eux. Là nous ne parlons pas, ne faisons qu'écouter et regarder la succession de chanteurs, chanteuses, musiciens qui défilent sur l'écran. L'émission s'appelle "OK-KO". Une sorte de faux hit-parade humoristique. On voit Grace Jones, l'improbable duo des sœurs Baccara gondolant des hanches en chantant "Yes sir, I can boogie"; aussi Sylvester, Plastic Bertrand ou Yves Duteil. Le tutti frutti des variétés de l'époque.
D'autres samedis, les amis de Gilles (Rudi, François, Aldo et sa copine, et le petit à lunettes dont j'ai oublié le nom) débarquent en début de soirée. On regarde la série de dessins animés diffusée par la chaîne tessinoise à l'enseigne de Scacciapensieri (ce qui signifie "chasse-soucis", ais-je appris depuis lors.) La série est dominée par les courts sketches de la Linea. Ensuite, tout le monde s'en va, au cinéma ou ailleurs, peut-être à Montreux, manger de la paella, puis boire un verre ou deux et peut-être danser, au Blue Jeans ou au Hazyland. Je reste seul. Je les imagine dans le monde rosé, clinquant et pailleté où évoluaient les artistes, tout à l'heure à la télévision. Plus tôt, ma mère s'est préparée devant la glace de sa coiffeuse tandis qu'une effluve de parfum gagnait le salonPaco Rabane pour homme ou Monsieur Lanvin, car elle préférait aux jus fleuris les parfums masculins boisés.

Certains samedis, je ne veux pas rester seul quand ils sortent. Alors je rejoins mes grands-parents, au cinéma. Je regarde souvent le film depuis la cabine de projection, à travers la petite lucarne, dans le ronronnement du projecteur qui couvre largement la bande son, diffusée par un vieux haut-parleur au niveau du plafond. Le bruit du projecteur peut se comparer au moteur d'un ferry: au bout d'une demie-heure, on l'a complètement intégré. Pour autant, on distingue de curieuses variations dans ce bruit de fond. Des sortes de râles, comme si la machine devait fournir, de temps à autre, un effort plus important. Peut-être quand la bobine réceptrice se fait lourde à entraîner? Peut-être.
Quand le film est fini, les spectateurs partis, on ferme la salle. Je vérifie les portes de secours. Puis, on va encore boire quelque chose au café des Tilleuls. Beaucoup de monde. Du brouhaha. Des cris et des rires. Des gens qui finissent de manger, d'autres qui sont attablés pour boire. Parfois, ma grand-mère fatiguée a déjà quitté sa caisse pour rentrer se reposer. Alors nous nous attablons seuls, mon grand-père et moi. On s'installe à la table du fond, vers le comptoir, le long de la vitrine qui sépare cette partie de la salle à manger. Juste devant l'appareil à cigarettes. La serveuse (Liliane, je crois, ou Lily) va et vient; derrière le bar se tient la patrone, Mme Gaby, ses lunettes de forme carrée retenues à son cou par une chaînette. Son mari, M. Emile, n'est jamais loin. Ils débouchent des bouteilles, font tourner le carrousel à trois étages où sont disposés les verres de toutes tailles; se saisissent brièvement d'un flacon sur les étagères. La machine à café ronronne par intermittence. Les carrés de linoléum vert et noir sont usés à la trame à l'endroit où les pieds des serveuses marquent l'arrêt pour prendre où déposer leurs plateaux. Dans un cagibi, le passe-plat qui communique avec la cuisine, à l'étage au-dessus. Parfois, le patron l'ouvre pour crier un ordre directement dans cette cage d'ascenseur. Une voix peu amène lui répond. Il jure, referme brutalement le portillon et appuie sur le bouton de renvoi. Un témoin lumineux rouge s'allume. Mon grand-père prend un café, fume un brissago en parcourant le journal. Je commande un chocolat. Parfois, mort de fatigue, je m'endors dans mes mains, à même la table. Certains soirs il arrive que Fernand, le compagnon de Lily, la rejoigne. C'est un contrôleur. Il vient de finir son service. Il s'installe à la table voisine, mes grands-parents parlent avec lui. Un homme bienveillant. Grâce à lui j'apprends que la pince des contrôleurs est personnelle et laisse, en plus de la perforation, une empreinte au verso des billets de carton bruns, sous la forme d'un numéro unique. Celui de Fernand est assez court; car c'est déjà un ancien. De la même manière, sa casquette porte encore l'ancien logo des CFF, la roue ailée et non la double flèche barrée.
Enfin, on rentre se coucher. Mes grands-parents ont déménagé, ils ont quitté l'appartement au-dessus du cinéma où mon oncle est en train de s'installer. Ils ont pris un trois-pièces à côté de la gare. Je m'installe dans la chambre d'amis, qui donne sur les voies. Le lit est vieux et grince. C'était celui de mon père quand il était jeune homme. Le matelas fait la cuvette. Les draps sentent le tabac. Dans leur chambre, mon grand-père allume le transistor qui est sur sa table de nuit, pour écouter le dernier bulletin d'information. Ma grand-mère se tourne de son côté. Il éteint le poste quand résonne l'hymne national qui marque la fin des émissions. Il est minuit cinq.

Articles les plus consultés