Véga

Barcelone. Avec ses avenues tirées au cordeau, plantées d'arbres séculaires guindés, ses carrefours taillés en biseau. Les voitures, alignées sur plusieurs files, attendent dans la chaleur. Au feu vert, elles se ruent à l'assaut de l'asphalte plat et lisse, se poursuivent, se dépassent jusqu'à des échangeurs géants, qui distribuent des autoroutes, ailleurs des voies rapides semi-enterrées bordées de tours aveuglantes, roides dans le soleil aoûtien. En ville le soleil est plutôt comme une poudre, qui se dépose sur les feuilles des platanes, des gommiers, sur les palmes où grincent des perroquets verts aux ailes crochues. Ici ou là, une devanture ancienne, poussiéreuse, la typographie désuète d'une enseigne rappellent d'autres temps – la ville arpentée par des hommes serrés dans de lourds costumes, les pieds coincés dans des chaussures étroites, les cheveux mouillés de sueur sous des chapeaux de paille. Aujourd'hui, le lieu est jour et nuit livré aux hordes de touristes, jambes nues, chaussés de tongs, de baskets plus ou moins présentables. Et les regards: mal détectables derrière les lunettes foncées de marques renommées.

On se retranche en banlieue, à l'écart de cette énervante cohue. Il y a là des plages où l'on peut respirer. Des bars sur le sable où l'on choisit son siège. Une nuit, on s'enfonce trop tôt dans une discothèque sombre et aride comme une chapelle mortuaire, se réfugiant au fumoir pour échapper à la climatisation ramenant l'atmosphère au-dessous de vingt degrés. En une heure l'endroit se remplit de telle sorte qu'on ne peut plus bouger – je ne parle même pas de danser. La foule reste la même qu'il y a huit ans, rien n'a changé sauf le nom de code de ce festival, naguère LoveBall, aujourd'hui Circuit. La recette est éprouvée: on remplit des boîtes en semaine avec la masse des clubbeurs internationaux, qui font la file au bar pour acheter des tickets de boissons qui ne seront, bien sûr, pas tous consommés.
Le lendemain, on se repose sur le sable jaune un peu épais, un petit gravillon en fait, pas agressif ni envahissant, que l'on a dû déverser là par camions entiers puisque autrefois, on ne trouvait pas de plage ici, rien qu'une zone industrielle, des usines, des dépôts de produits pétroliers. Là-haut sur sa chaise, le gardien de bain se protège du vent et du soleil en s'enroulant dans un sweater rouge à capuche; ses jambes sont épilées – un cycliste peut-être –, s'il n'avait pas de barbe on ne saurait deviner son sexe. La mer est rafraîchissante, agitée. Elle ramène parfois une méduse de bonne taille. Un type en porte une par la corolle et va la déposer tout au fond, sur le sable, ou alors dans une poubelle où elle mourra. "Si tu ne touches pas les fils, elle ne te piquera pas", lui dit une gardienne de bain. Je me passe un peu de musique; aussitôt une mélodie me transporte, curieusement, dans la fraîcheur automnale d'une ville d'Europe continentale. Je me retrouve sur un quai de gare souterrain où s'arrêtent et repartent des trains de voyageurs, qui émergeront plus loin, dans le crachin. Mon essence est sans doute faite de cette fibre humide, celle des villes grises, de la pluie fine, bien que j'aime à penser le contraire. La pluie me connaît mieux que le soleil. Mais c'était peut-être une prémonition car le jour après, le temps vire comme on revient d'une promenade sur le Vieux port. On roule au pas dans un bus exagérément climatisé. A travers les vitres teintées qui donnent une fausse idée de la lumière extérieure, la rue, les touristes ne semblent pas encore conscients du changement qui va s'opérer. Deux types marchent, des jeunes à la mode, barbe et lunettes de soleil, l'un assez joli (n'étaient ses pieds, totalement affaissés dans ses tongs.) Un véhicule utilitaire garé le long du trottoir me les cache, puis une série de conteneurs en plastique gris, aux armes de la commune, marqués de traces noirâtres. Laideur ordinaire des objets usuels. Le bus se fraie tant bien que mal un chemin jusqu'à la rue Laietana, percée terrible, sombre et bruyante, dans l'antique tissu urbain. On est presque surpris, en quittant le bus, de retrouver l'air chaud et humide de l'extérieur.

Badalona. Un vent frais souffle comme on part souper par les petites rues modestes, tandis que la nuit tombe lentement. Il faut emprunter la passerelle au-dessus de la voie ferrée. Au-delà s'étendent les quartiers neufs, blocs d'appartements de briques et de béton, petits bars maritimes, supermarchés, zones de détente, quais et chiringuitos. Le vent souffle par rafales, le ciel est bleu nuit, on entend la mer rouler et s'écraser, là-bas sous le ponton. Au quinzième étage d'une tour, la lumière crue d'une fenêtre de cuisine. J'imagine une femme qui s'y active, coupant peut-être des oignons pour une salade, la taille ceinte d'un petit tablier de fantaisie (mais les ménagères en portent-elles encore? Je n'en suis pas sûr.) On marche jusqu'au restaurant, le vent secoue les toiles de tentes qu'on a remontées, mettons-nous plutôt à l'intérieur. L'éclairage, typique des pays du sud, est un mélange de lumière brusque et fanée. J'ignore comment on parvient à produire cette lumière-là. On s'installe à l'angle, ici aussi, la climatisation est exagérément basse, machinalement je passe la main sur le radiateur, sous la fenêtre; comme si l'automne était arrivé brutalement, sans crier gare. Et je trouve délicieux cette impression, ce dépaysement, qui correspondent si bien à mon humeur du moment.
Plus tard, on s'installe pour fumer sur la terrasse. Avec ses deux étages, la maison a gardé sa taille initiale, modeste. Elle est maintenant dominée par les immeubles voisins, surélevés, dont les murs de briques s'élèvent, de part et d'autre, et pourraient nous écraser. Mais non, ils se contentent d'encadrer le ciel. D'encadrer nos pensées qui s'effilochent si facilement. Le vent souffle toujours et pousse régulièrement, là-haut, des masses de nuages plutôt lâches, percés de vastes trous qui laissent apercevoir, par instants, la voûte céleste. Alors, juste au-dessus de nous, paraît au zénith un point plus lumineux que les autres: Véga. Puis les nuages cachent à nouveau l'astre. Poussés vers le sud-ouest, ils se teintent d'une couleur orangée comme ils s'exposent aux lumières vives de Barcelone, une ville dont ils ignorent tout puisque ce ne sont que des nuages, c'est à dire rien qu'une buée passagère, qui ne fait sens qu'ici bas. Le vent souffle encore et fait osciller la forêt des antennes de télévision, qui regardent, pour la plupart, au-delà de l'amoncellement anarchique des toitures, vers l'invisible Collserola. Sous nos pieds, le dallage de briques et dessous, la salon de gens inconnus et, dessous encore, la chambre où est né notre hôte, qui vient d'incliner le dossier de sa chaise longue pour mieux admirer le ciel en fermant les yeux. Et peut-être, pendant quelques instants détachés, oublier justement cette chambre.

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