L'Averest

La nuit est tombée depuis moins d'une heure quand je quitte mes amis. Une nuit brumeuse et glaciale – on est en montagne, quand même. Tout à l'heure, la lumière rasante du soleil allumait des pans de roches que les pointes de nos skis frôlaient depuis le télésiège. De là-haut, on contemplait les cimes, émergeant au-dessus de la mer de brouillard qui noie la plaine. Comme souvent en hiver, la belle lumière ne brille que pour ceux qui vivent (ou vont passer la journée) au-dessus de quinze-cents mètres.
Les roues de la voiture de devant salissent le pare-brise, les essuie-glace ne sont que moyennement efficaces; l'odeur acidulée du lave-glace se répand dans l'habitacle. J'allume la radio. Une plaque espagnole sur le véhicule qui me précède, le chauffeur n'est pas sûr de lui, il ralentit souvent, s'arrête presque. Heureusement, après Chesières, il finit par me laisser dépasser. Le bitume est sec, mais la route est traître, toute en courbes, épingles à cheveux. On est facilement ébloui par les phares des véhicules montants. L'autoradio passe des musiques rock, ça n'est pas désagréable finalement, pour conduire, seul, dans ces conditions. Voilà le village d'Ollon, perché au-dessus de la plaine industrielle où s'étalent quelques îlots de lumières vives. Celles des raffineries, qui vont vraisemblablement bientôt fermer. Je me souviens des vacances chez mes grands-parents. Dans la chambre du fond, en se baissant à la fenêtre, on voyait briller, par dessous l'avant-toit des voisins, la lumière tremblante de la torchère: une flamme orangée, qui dansait dans la nuit. Nouveau virage. Un large pan arrondi de montagne se découpe dans l'obscurité. Recouvert d'une dense forêt pour l'heure invisible, il domine le village, l'écrase presque. Son nom me revient: c'est la Glaivaz – prononcé ici la Glaive – un toponyme assez bien trouvé puisque telle le glaive de Damoclès, la montagne est bien une menace au-dessus de ce village, jadis reconstruit sur un large cône d'éboulement. Après, la route descend, toute droite, pour rejoindre le niveau de la plaine. Et voilà l'embranchement de ce qu'on appelait alors la "route de détournement". La chaussée s'élève avant de redescendre, afin de franchir la voie ferrée. Je me souviens des jeux que nous faisions là, quand cette route était en construction. Près de ce pont tout neuf, un mercredi après-midi, nous avions escaladé inlassablement un tas de terre de remblai, que mon camarade appelait pompeusement "L'Everest" (mais nous avions huit ans et il disait l'Averest.) Et sur cette même chaussée, je me souviens d'avoir un jour suivi en vélo la petite Françoise, ma voisine du dessus. Cette fin d'après-midi là, elle était en rage pour avoir essuyé de vifs reproches de sa mère (qui pouvait à l'occasion avoir la main leste); alors qu'apparemment, c'était une de ses sœurs qui était en faute. Il n'y a pas plus cruel que ces injustices de l'enfance, que rien ne répare jamais; car les parents oublient, on passe à autre chose, les évènements s'empilent sur ces petites blessures. On mange, on vit, on se parle, on fait mille choses ensemble. De fait, c'est le pardon; mais le souvenir des violences, physiques ou verbales, perdure. Alors je suivais Françoise, comme elle écrasait rageusement ses pédales, en danseuse, dans ses bottes de pluie enfilées à la hâte et dont la tige tirebouchonnait. "Pourquoi c'est toujours l'aînée qui doit payer pour la cadette?", demandait-elle en serrant les dents, les joues mouillées de larmes. Je la suivais, j'ignore pourquoi, sans doute impressionné par son énergie, par sa colère, espérant peut-être qu'elle m'emmènerait ailleurs, un ailleurs où fuir, fuir à vélo, ensemble, notre sinistre condition d'enfants. Et j'avais de la peine à pédaler à son rythme, car la colère est un puissant moteur. Et nous avancions dans la nuit tombante, sous un ciel maussade, deux vélos lancés sur cette route qui n'était pas encore ouverte, approchant bientôt du pont sous lequel pointait la cime terreuse de l'Averest.
Quarante années nous séparent de cette promenade chagrine. Et la puînée Marianne – peut-être à l'origine des foudres maternelles essuyées par Françoise – est partie depuis tantôt vingt ans. Le bourg s'est étendu de ce côté, des immeubles locatifs, des villas derrière leurs haies s'adossent à la route, avant qu'elle ne passe sous le pont du Châtelard, dont l'arche présente des traces noirâtres de carbonatation. Mais je guette, à gauche, la silhouette des immeubles où nous vivions, mon oncle, ma tante, ma mère et moi. Les voici: une série de fenêtres éclairées, qui se découpent sur le fond totalement obscur des montagnes, qui font ici office d'horizon. Au premier étage, une lumière filtre sous le store de l'ancien deux-pièces de ma tante. Cinquante mètres plus loin, les fenêtres de ce qui fût notre appartement restent sombres. Personne n'est là. Je note que le peu de végétation qui séparait la route de ces bâtiments (on parle d'une bande herbeuse et d'une haie de thuyas) a fait les frais de la mobilité: on y a aménagé un stationnement, dont le bitume voisine désormais avec celui de la chaussée, dans une laideur consommée. Je m'arrête au feu rouge. Une fille jeune, dont on ne voit que le dos recouvert d'un cascade de cheveux blonds coiffés d'un bonnet, émerge du passage souterrain. Une jolie fille, visiblement, perdue dans ce décor indigne, impersonnel, déshumanisé, dans une lumière blafarde qui ne fait ressortir aucune couleur. Je me sens triste pour elle. Le feu repasse au vert, on traverse le carrefour, laissant derrière ses quelques réverbères. Alors l'obscurité domine, comme si l'on avait renversé une bouteille d'encre de Chine sur tout le paysage. Quelques lumignons brillent, au loin sur la montagne: le village de Torgon.
J'essaie d'imaginer ce que je pouvais bien faire, voici encore trente ans, dans ce coin du monde, un samedi soir à dix-neuf heures trente.
A la radio, Françoise Hardy chante Je suis moi.

Dans le même registre:
Quarante

Articles les plus consultés