Reprise


Les mêmes vestiaires désuets; les mêmes moisissures au plafond des douches; les mêmes visages; les mêmes ambiances qu'au printemps dernier. Qu'au printemps d'il y a deux, trois, dix ans... Confort des petites habitudes. Plaisir des cycles. Parmi les bonheurs ordinaires de la course à pied, la reprise des entraînements de groupe est probablement mon préféré. Peut-être parce que c'est l'un des signes de la fin de l'hiver. La première fois, j'arrive toujours trop tôt: le rendez-vous est à 18 heures, mais il faut compter dix bonnes minutes d'un échauffement auquel je ne participe pas. Peu couvert (on a vite trop chaud en courant), je patiente en frissonnant pendant que l'ensemble des participants s'étire, mouline des bras, se contorsionne sur le tartan du stade. Le rituel se poursuit avec les aboiements du préposé au mégaphone. Des recommandations, des conseils égrenés sur fond d'effet Larsen. Enfin, les groupes se forment. Je rejoins "les 12", petite formation compacte, concentrée et plutôt silencieuse. Nous étions huit ce mercredi. Blaise, le moniteur; l'autre type du club, dont j'ignore le nom; Michel, le Français, que j'ai connu à l'époque du chantier du métro; une fille jeune, qui ne dit pas un mot; le Marocain (ou Tunisien) aux vilaines dents, qui a eu un bébé l'an passé; un jeune Italien assez discret – lui aussi était là en 2014. Et le sexagénaire à l'accent genevois, terrible bavard dans cette bande de taiseux; mais il lutte contre ses angoisses compétitives par la parole et les comparaisons.

On part direction Saint-Sulpice, au tout petit trot. Quelques lueurs roses traînent encore au-dessus du Jura, derrière les grands platanes de la rive. En route, on croise ou l'on dépasse d'autres coureurs, seuls ou en groupes. La saison a vraiment repris. A l'occasion de ces entraînements et de ces courses, on peut réellement mesurer la pression immobilière qui pèse sur la région. Ici, des lumières brillent aux bâtiments qui étaient en chantier voici juste une année. Et dans peu de temps, la végétation aura pris ses droits dans ces jardins encore pelés. Plus loin, ce qui était une pelouse, un terrain vierge est aujourd'hui protégé par des palissades. Derrière, sous les échafaudages, s'élèvent déjà des murs, dans une odeur de béton frais.
Nous voici au coin de rue où nous commençons rituellement les jeux de course. Là, une villa vieillotte, touchante, qui ressemble à ces petites maisons de style prolétaire, telles qu'on en a bâti en masse sur les côtes bretonnes, dans les premières décennies du vingtième siècle. Mais dans le jardin de cette modeste construction pointent les gabarits du futur immeuble, plus grand, qui la remplacera bientôt. On est ici à équidistance – quelques dizaines de mètres – du lac et du Learning Center de l'EPFL. Il reste des lots de terrains non bâtis, anciens vergers ou petits champs. On peut imaginer que leurs propriétaires se frottent les mains, laissent monter les prix. C'est probablement la dernière année que l'on se regroupe sous ces petites fenêtres, définitivement sombres. Je laisse mon maillot sur la clôture du jardin et l'on s'élance pour deux boucles: deux kilomètres à courir par tranches de 500 mètres, à une allure soutenue, précise Blaise. Au départ, le solde de ma bronchite de février se rappelle à mon souvenir: je me racle la gorge, je toussote comme nous avançons à grandes foulées dans la lumière bleutée de cette heure à cheval entre le jour et la nuit. On n'entend que nos souffles et le martèlement des semelles sur le bitume, sur les grilles ou les plaques d'égout. Première boucle. On respire en récupérant, au pas, au long des quelques dizaines de mètres qui nous séparent de la petite maison. On repart pour le second tour. Je respire mieux, comme si ce premier exercice avait libéré mes bronches de leurs crasses.
Fin de l'exercice. La nuit est tombée. On rentre, allure "récupération". C'est le moment que je préfère: courir, sans effort, dans ces quartiers résidentiels, à cette heure-là. Dans l'un des nouveaux immeubles, une femme (dont on ne voit que la silhouette sombre) nous observe, en fumant une cigarette sur son balcon. De nombreuses fenêtres éclairées laissent brièvement entrevoir l'intimité des foyers. Cette rapide incursion visuelle dans l'univers privé d'autrui est un plaisir que je partageais avec ma mère. Quand nous voyagions en train, nous adorions lorgner, le soir, à travers les fenêtres des appartements bordant la voie ferrée, aux abords de la gare, quand le convoi n'a pas encore pris trop de vitesse. On apercevait les gens sous la lumière jaune ou blanche de leurs cuisines, mangeant, parlant, fumant, préparant des repas... Ici, dans l'air doux, les branches basses des arbres nous caressent les épaules au passage. Bientôt, les magnolias seront en fleurs. On longe des haies de thuyas mille fois taillées, parfois épaisses comme des murailles. Contrairement à son habitude de l'an dernier, le Genevois ne s'adresse pas à l'unique fille du groupe (celle de l'année passée a supporté une drague assez lourde.) Celle-ci l'a peut-être déjà rembarré en début de saison. Ils n'échangent pas une parole. En revanche, il jette son dévolu sur d'autres types. Pressé de leur apprendre qu'il a commencé de courir à l'âge de soixante ans. Un angoissé, qui a peur de vieillir, peur de perdre ses facultés physiques. Peur de devenir moins rapide, moins bon. Comme Blaise, qui dira, tout à l'heure au vestiaire, qu'il était ce soir le dernier du groupe.
On rejoint la plage du Pélican. Là-bas, de l'autre côté de la baie, les milliers de lumières de la ville montent à l'assaut de la pente.

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