Heroes/Helden

Passer par la rue qui est derrière la voie ferrée, pour changer. Découvrir un petit bout de quartier en plus. Le soleil brille, nos vestes d'hiver nous protègent de l'air piquant. Mais il n'y a rien de spécial dans cette rue, juste quelques magasins turcs, fermés puisque c'est lundi de Pâques. Une échoppe de pédicure, ou de massage. Et, au bout, le supermarché Aldi où nous avons fait nos courses l'autre jour. Il faut tourner à droite, repasser au-dessus des voies, large tranchée dont seule la portion nord est utilisée (des herbes folles tendent à envahir les rails inutilisés), retrouver notre rue, son alignement d'immeubles bruns et jaunes, fenêtres, balcons tendus vers le sud. De l'habitat uniquement: les commerces, les cafés sont sur Herrmannstrasse. Rien de très avenant: des Spätkauf dont les lumières brillent le soir, des bistrots d'angle à la berlinoise où l'on n'ose pas entrer, des boulangeries où l'on peut prendre un café... Toutes les enseignes sont turques; Neukölln, comme une banlieue d'Ankara. Un peu plus loin encore, quelques obscurs cimetières de quartier. Et deux ou trois pylônes au hampes délavées, porteuses de ce qui devait être les balises lumineuses d'approche de la piste de l'aéroport désaffecté.

Mardi. Réveil difficile, frissons fiévreux, face congestionnée. Le café passe mal, mes tripes annoncent une journée redoutable. Prix à payer, sans doute, pour les trois heures d'attente devant le Berghain, samedi soir, dans un froid hivernal et à la lumière d'une pleine lune goguenarde. C'était ridicule, bien sûr, de s'infliger cela. Il aurait fallu d'emblée renoncer. Ne pas imaginer que l'accueil était super organisé, que la file ne durerait qu'une heure et demie; que sa longueur inhabituelle était due à une disposition plus étroite des barrières. Il aurait fallu imiter les petits malins, qui remontaient le serpent humain à la recherche de vagues connaissances, les saluant ensuite comme de vieux amis pour s'insérer dans le cortège auprès d'eux, gagnant ainsi de longues minutes, une heure peut-être sur les idiots qui, comme nous, se sont sagement mis en file en arrivant. Il aurait fallu prévoir un plan B, pour lâcher prise. Se dire tant pis. Il aurait fallu, au fond, que cette soirée rituelle ne soit pas le but du voyage. Evidemment, ensuite, la foule qui piétinait à la porte se retrouve à l'intérieur. Envahit tout l'espace, pourtant énorme. Une foule cosmopolite, de touristes sexuels pas spécialement sexys malgré l'étalage des tenues fétichistes - ou supposées l'être. Rendons-nous à l'évidence: en neuf ans, la soirée Snax a changé. Enflé. C'est désormais un passage obligé, boursoufflé, du circuit gay festif. Mais si l'on n'en voit plus que les inconvénients, pourquoi y revenir? Cette fois, la leçon est comprise.

En début d'après-midi, on tire les valises qui tressautent sur les petits pavés gris. Les taxis sont au coin de la rue. Une femme blonde, la petite cinquantaine, fatiguée, nous emmène sous un soleil acide vers l'abominable Schönefeld, aérogare désuète, rafistolée, exiguë, où règnent la promiscuité, l'inconfort, les odeurs écœurantes (parfums doucereux au duty-free, graillon vers les restaurants).

Mercredi, Philarmonie de Paris. Casques sur les oreilles, on déambule dans l'atmosphère sombre et intime de l'exposition Bowie is. Il faut butiner dans le savant collage visuel et sonore qui retrace, par touches plus où moins chronologiques, l'étonnante carrière du caméléon britannique. Comprendre ses influences, sociales et artistiques. Regarder quelques vidéos amusantes (dont une des années septante, interdite de diffusion aux Etats-Unis par la RCA, où il apparaît dans la peau de différentes créatures féminines, dont une chaisière vaguement sadique). Saisir quelques réalités. Ainsi, la période dite berlinoise, à laquelle on attribue trois albums de l'artiste, n'a duré en fait que quatorze mois. Et de ces trois albums (Heroes, Low, Lodger), un seul (Heroes) fut enregistré à Berlin (les autres en France et... au casino de Montreux.) Tout à la fin, après cette longue approche circonférencielle, presque encyclopédique du personnage, on pénètre enfin dans une grande salle triangulaire dont les parois sont des écrans géants. Elles composent un triptyque où Bowie chante, sur scène, tandis que de puissantes baffles nous plongent réellement dans l'ambiance de ces shows. On prend alors la mesure du talent de cet artiste, qui a été un véritable animal de spectacle. Parmi les extraits proposés, ce magnifique concert donné en 2001 aux pompiers new-yorkais, sauveteurs (et) rescapés du 9-Septembre, à qui la chanson Heroes était, justement, dédiée. Heroes, avec ses guitares acides, obsédantes, dont le son dérangé s'oppose implacablement à la promesse chantée de riants lendemains. Une chanson entrée dans la culture populaire, la nôtre, dont quelques notes font immédiatement ressurgir un temps, pas vraiment lointain, mais révolu quand même; elles ramènent au Berlin sombre des barbelés, des jeunes junkies, au versant gris et amer d'une époque dont on préfère souvent se souvenir avec les lunettes pink d'Elton John.

Lire éventuellement:
Bonsoir tristesse

Articles les plus consultés