Dørene lukkes

Le métro descend vers le centre-ville entre deux talus, dans un paysage presque campagnard. Défilent des stations aux noms improbables, qu'une voix prononce. Artificielle ou humaine? Difficile à dire. Et je m'amuse à comparer le nom que l'on entend et celui qu'on lit sur l'affichage. Puis on s'enfonce sous le sol. Les voyageurs se font plus nombreux. On sort à la gare centrale. Une promenade. Les nouveaux quartiers, qui visent la réappropriation du fjord, auparavant coupé de la ville par la zone portuaire, par des viaducs, des routes, des choses encombrantes, grises et inhumaines.
Un petit café moderne, au bord de l'eau. Un ponton avec des gens en maillot de bain. Un enfant plonge. Je touche l'eau. Seize, dix-sept degrés? En surface... En profondeur, plus froide sans doute. Le soleil perce les nuages, vous chauffe les épaules. Tout de suite, c'est l'été. Et puis ton iPhone tombe en panne. Ne veut plus redémarrer. C'est l'énervement. Alors on se dirige vers un magasin Apple où l'on pourra, espérons! le faire réparer. Sur Karl Johans gate, c'est la foule du samedi après-midi. Shopping, soleil, crèmes glacées. Hipsters en shorts, en chignons. Jeunes filles aux mollets ronds. Ta démarche se fait comme errante. Comme tout à l'heure à la gare, je me suis demandé ce qui t'arrivait. Comme un moment d'absence. C'est énervant car je te suis; et je dois ralentir, moi qui n'aime pas flâner dans la foule, mais marcher vite, dans ces endroits peuplés.
Aussitôt le téléphone réparé, le voilà qui sonne. Une conversation s'engage, comme on traverse la route bouchonnée, un dialogue auquel je ne comprends rien. Cela dure. Je sens l'énervement monter en moi. Une colère stupide, brusque et enfantine. De celles que je ne maîtrisais pas, autrefois. Je me contrôle. Je fais quelques exercices respiratoires; ça passe. Tu raccroches enfin. C'était ta sœur, la plus jeune, celle qui ne va pas bien, qui est retournée vivre chez vos parents, là-haut sur la côte. Elle avait besoin de parler. Nous repartons vers le fjord. Il y a un festival sur le glacis de l'Hôtel de Ville, il faut contourner les barrières, la scène. La foule, toujours, qui se déroule sur le quai, plus loin, s'agglutine en files devant chaque restaurant, comme s'il fallait absolument, à cette heure précise de l'après-midi, entrer dans tel ou tel établissement. Ces files encombrent le quai, déjà bondé. Mon énervement revient. Je les trouve débiles, tous ces gens. Ces jeunes. Une société de moutons.

Qu'est-ce que cette colère, je me demande. Un mélange de déception, de frustration, certainement. Je viens te voir. Le réveil. L'avion. Le transit à Copenhague, les vitres de l'aéroport ruisselantes de pluie. A Oslo, je découvre ton nouvel appartement, très bien. Un logement généreux, ouvert sur l'horizon, avec un large balcon. Rien à voir avec ce qu'était ton ancienne chambre, ce petit cocon chaleureux, à l'unique et étroite fenêtre, qui sentait le passé. Hier soir, nous nous rapprochions sur le canapé. C'est toi qui recevait, moi qui donnait. Les accessoires inutiles demeuraient dans leurs sacs, leurs armoires. Pas de découverte. Notre intimité a quelque chose de poussif, de biologique. Deux vieux frères qui se retrouvent. Mais je ne veux pas y penser. Ce soir, ce sera différent. Les rôles s'inverseront. J'aurai mon moment. Celui qui motive ma visite, au fond. Viendra cet instant où, incapable de me mouvoir, je me cramponnerai, descendrai en moi-même. Je serai là-haut, au sommet du tremplin de saut à ski; plusieurs fois, tu me pousseras vers la pente, je te prierai de me laisser encore un peu de temps, je ne voudrai pas encore sauter. Tu me laisseras ce répit, puis tu me pousseras à nouveau, je freinerai, je ne sauterai pas. Non. Mais tu reviendras, invisible, insistant, implacable, je t'imagine luisant et glissant comme une anguille. Et tu me pousseras encore; alors je déciderai de ne plus résister et de m'envoler.

Dimanche. Le ciel s'assombrit. Un orage se prépare. Il faut chasser des guêpes qui s'affairent à construire des nids sur ton balcon. On en trouve deux, de nids, un sous la table, un sous les coussins du sofa. Il faut pourtant détruire ces œuvres admirables, si fines. Une grosse pluie se met à tomber. La température chute brusquement. On se couche un moment. A nouveau cette curieuse proximité. Je ne te désire pas. Toi non plus, je pense. Mais il y a le contact de nos peaux. J'ai fait mon sac, déjà. On roule le matelas, je t'aide à le redescendre à la cave. On prend la route. Paysage banlieusard, maussade. Je n'ose pas l'imaginer en hiver. Puis, une enfilade de tunnels et nous voilà à la terrasse de ce restaurant qui domine la baie. Le parasol nous protège de la pluie. Je baille. Cette impression de vide. D'inutilité. Cette déception lancinante. Tu me proposes de revenir. Il y a ce petit conflit en moi. A quoi bon revenir? Je ne te désire pas; je pense que tu ne me désires pas non plus. Il n'y a plus de magie, la magie du mystère. Je crois que nous savons tous les deux qu'attendre l'un de l'autre. A quoi nous en tenir. Un peu de sexe, de la camaraderie; Vénus en Verseau. Mais nous savons comment nous donner du plaisir. C'est peut-être déjà ça, au fond.

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