Un pique-nique

On ne se croise guère qu'en soirée. Sans se connaître. Avec le grand (encore récemment marié à type de haute taille, avec qui ils formaient un couple assez harmonieux et décoratif), l'impression est qu'on n'a pas grand chose à se dire. Qu'en boîte, une fois deux paroles de circonstance échangées, on n'a ni l'un ni l'autre envie de prolonger la conversation. Sur Facebook, nous likons poliment mutuellement telle photo, tel statut. Samedi dernier, on le rencontre par hasard à la soirée Circuit du D!. Il nous présente son nouveau copain. (Visage connu, mais d'où? Des soirées? D'un  plan cul dont j'aurais tout oublié? Enervant mystère...)

On les retrouve mardi en début de soirée, comme prévu, vers le parking, pour un pique-nique supposé créer du lien. Le nouveau mari a l'oreille blessée, pleine de croûtes: l'avant-veille, il s'est fait mordre par un chien. Les sacs rangés dans le coffre, on part pour la plage de Perroy. Mais à peine franchi l'échangeur d'Ecublens, fort ralentissement sur l'autoroute, surchargée par les festivaliers en route vers Paléo. On décide de passer par la route du lac. Mais il faut traverser Morges, quasiment au pas. Les deux sont sur la banquette arrière, quasi silencieux. Les fenêtres sont baissées et la clim tourne. Tout le monde a hâte d'être à la plage.

On se dispose à l'ombre d'un grand arbre, sur le gazon grillé. Couvertures. Linges de plage. L'homme à l'oreille mordue n'aime pas le vin blanc; il part chercher des bières au café voisin. Il sirotera la sienne pendant que nous irons nous baigner; car il préfère ne pas se mouiller et risquer une surinfection.

Ensuite c'est l'heure de manger. On ouvre les sacs. Comme prévu, Pascal a fait sa Bree van de Kamp. Il nous en met plein la vue avec sa salade, sa tarte oignons-tomates, ses couverts plastique façon inox, ses nappes colorées et ses serviettes. Pour sa part, le grand a préparé le dessert: un clafoutis aux cerises. Mais il est trop cuit, limite grillé. Ça le gêne énormément, cette peccadille, car il se révèle hypercontrôlé... Il ne tarit pas d'explications (ils viennent d'emménager, il ne connaît pas son four, pourtant neuf, apparemment le thermostat ne fonctionne pas, etc.) Propos superflus: le clafoutis est bon quand même. D'ailleurs on en reprend. 

Le grand a apporté un haut-parleur sur batteries. Son copain y connecte un iPhone. On écoute une playlist assez tristounette, pas divertissante du tout, à l'exception de rares pépites. La tonalité générale est plutôt orientée chanteuses graves, avec quelques représentantes du répertoire italien des années 70-80. La conversation ne décolle à aucun moment. Le thème professionnel ne manque bien sûr pas d'arriver sur le tapis quand le grand explique que le haut-parleur est son instrument de travail. On apprend qu'il enseigne l'anglais. Ensuite, c'est bien sûr au tour de chacun de s'expliquer sur ses activités. Je débite ma part sur un ton monocorde, sourd et rapide, que ce dernier est seul à entendre car à ce moment-là, l'autre et Pascal échangent sur leurs curriculums respectifs – une double conversation qui me coupe une possibilité de situer, peut-être plus précisément, mon mystérieux voisin. Heureusement ce moment ne dure pas. Il y a de grandes plages de silence. On fume. Eux, très peu. Le grand n'a pas l'habitude; l'autre a mal à son oreille – surtout qu'ils vient de la heurter contre la tête du grand – et depuis que Pascal lui a assuré que l'herbe accroît les douleurs, il refuse le joint. On le voit ensuite expulser quelques comprimés de leurs blisters. Antibiotiques et antalgiques. Alors Pascal parle, il se raconte, évoque la sempiternelle anecdote des trois images qui décoraient l'appartement de ses parents (le Pape, Dalida, Kennedy...) De leur côté, rien ne rebondit. Quelques menus propos sur les vacances. Mais à part Playa del Inglès, on n'a pas de destinations communes. Alors on se met à observer les nuages. Des cirrus, qui étendent leurs bras vaporeux au-dessous de la ramure des arbres. On observe aussi les oiseaux. Je raconte le ballet des corneilles, l'autre jour dans les peupliers de Bellerive. Personne ne relève. Je me dis qu'ils doivent trouver cela ridicule. Mais l'oreille mordue attire à nouveau l'attention. Le grand estime qu'elle aurait dû désenfler, depuis deux jours; à son avis, ce n'est pas normal. En effet, elle est violacée. J'essaie de dédramatiser, de dire qu'un hématome n'est pas surprenant après une morsure pareille. Mais il balaie ma remarque. Cette oreille inquiète, il faudra faire quelque chose. Alors Pascal se plaint d'avoir été piqué à la jambe par un insecte.

Le soir tombe, lentement. Le grand demande si le joint était vraiment tassé: il se sent totalement cuit. Tellement, d'ailleurs, qu'il a dû s'étendre sur son drap de plage. Pascal répond, comme d'habitude, que les vrais fumeurs n'aiment pas ses pétards, jugés trop légers, justement. C'est à ce moment qu'on remarque la présence toujours plus nombreuse des fourmis, attirées sur les nappes par le pique-nique, le saladier ouvert, le plat de clafoutis. Dès lors, pas besoin d'attendre la tombée de la nuit: ces insectes sociaux fournissent le prétexte du départ. On se met à rassembler les affaires, dans une certaine fébrilité. Je suis moyennement efficace (le joint, pourtant réputé léger, n'y est pas étranger). On est debout maintenant, à secouer des serviettes. Des brins de gazon brûlés volent partout. Nous nous sommes tous rhabillés.

Maintenant la fournaise de l'après-midi a fait place à une grande douceur de l'air, complètement rose à l'horizon, derrière les marronniers, les saules et platanes de la rive. C'eût été une soirée délicieuse, en fait.

On reprend nos places dans la voiture, les mêmes qu'avant. L'autoroute en silence, quasiment. En arrivant en ville, il y a un mini accrochage verbal au sujet de la sortie à emprunter. Ce qui est sûr, c'est que malgré les efforts de chacun, on n'a pas encore découvert nos nouveaux meilleurs amis.

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