Ernst-Thälmann Park

L'appartement n'était pas si mal, finalement. On s'y était fait. Le découvrir par un jeudi maussade et frais n'avait pas aidé à le trouver sympathique. Mais le lendemain au réveil, avec le soleil, la douceur de l'air sur le petit balcon, il se présentait sous un jour plus avenant. Même avec ses moquettes qui sentaient la chaussette, sa salle de bain où rampaient quelques remugles. Bernauer Straße, un quartier au destin tourmenté. Un coin du centre-ville, avant-guerre plutôt populeux (car aux portes des grandes usines AEG), que l'Histoire, en créant deux villes distinctes et concurrentes, a brusquement relégué au rang de banlieue résidentielle de la partie occidentale. Et le voici maintenant ramené aux marges d'un Mitte toujours plus bobo. Passionnant Berlin.

Je me rends compte que le choix des appartements où nous séjournons reflète mon ambivalence par rapport aux grands raouts supposés fétichistes de la capitale allemande. Comme s'il fallait y aller, mais pas trop. Préférer la proximité du Berghain à celle de Nollendorfplatz. Se montrer à Folsolm, mais furtivement. Ne jeter dans ma valise que quelques nippes en latex alors que ce rassemblement est, pour tous, l'occasion de faire un grand show; de sortir du placard tout ce qu'on a de plus kinky.

Samedi après-midi: il faut abréger l'intéressante visite du Tränenpalast si l'on veut rejoindre la fête de rue avant le soir. On s'habille. On descend dans le métro. On en a pour une quarantaine de minutes, avec un changement. Dans les étroites voitures de la ligne U2, on ne croise que la foule du samedi, une masse de touristes à l'heure du shopping ou de la découverte de la ville, et qui n'ont certainement aucune idée de ce qui se passe du côté de la Fuggerstraße. Et qu'est-ce qui s'y passe? La même chose que les autres années. On déambule, en lents allers-et-retours, d'un bout à l'autre de cette courte rue, encombrée d'une masse compacte de fétichistes exhibant leurs coûteux achats, buvant une bière, fouettant leurs esclaves, admirant leurs maîtres, riant, bavardant, croquant des saucisses grillées... Vers dix-sept heures, on rencontre Michaël et Sébastien. Christian vient de se coucher, nous disent-ils. On prend un verre. Les gobelets sont consignés, mais les jetons ne sont pas universels, il faut le ramener là où on a acheté sa bière. On traîne là une bonne heure, puis on décide que ça suffit. On sort de cette foule, on ôte ce qui nous tient lieu de tenues pour reprendre le métro. On émerge vers Rosenthaler Platz, dans un restaurant italien où mon stress explose brusquement quand le type du comptoir me demande de choisir un "topping" pour assaisonner ma salade. Pascal fait les frais de cet accès de mauvaise humeur.

Début de soirée dans l'appartement. On fume un peu sur le balcon, en bavardant. On se repose avant de partir pour le Berghain. On y est vers minuit. Dors lors, on n'attend quasiment pas à la porte; en revanche, on entre dans une salle vide, qui mettra une grosse heure à se remplir. Clientèle mélangée, la soirée n'est pas estampillée gay, mais nous gardons en mémoire celle de l'an dernier, quand les clients quittant le Lab-O montaient ici finir leur nuit, en gardant leurs tenues de latex. Or ce joli mélange ne se fait pas vraiment, cette année. Peut-être qu'on ne reste pas assez longtemps, en fait. Je reste sur ma faim. Dans l'attente de quelque chose qui ne se produit pas. Comme on y a passé d'inoubliables moments, cet endroit génère hélas trop t'attentes.
La veille, on a fait l'impasse sur la soirée Revolver du Kit-Kat, où l'on s'était pourtant bien amusés l'an passé. Trop fatigués, ne se sentant pas assez d'énergie pour sortir deux soirs de suite – puisque ce samedi au Berghain était le passage obligé du week-end. Mauvais choix, en réalité; car on ne peut pas appliquer les mêmes recettes d'un année à l'autre, sans tenir compte de son état de fatigue, de ses envies du moment. Alors on consomme des produits, avec cette idée que la chimie va rattraper la sauce. C'est bête. Marcel Fengler parti – il ouvrait le bal – vient l'heure d'un live set. Plutôt bien. Pourtant on décide de partir, vers cinq heures trente ou six heures. Dehors, c'est encore la nuit. Comme on marche vers Warschauer Straße, une petite pluie se met à tomber. On monte dans un tram jaune. L'intérieur est sale, plein de fêtards. On s'assoit, la route sera longue. A côté de nous, un type de quarante ans dort debout, ouvrant parfois des yeux que la lumière des plafonniers fait cligner. Un moment, Pascal se sent mal.

Lundi. Il faut rendre l'appartement à onze heures. On laisse les valises dans le vestibule pour aller déjeuner à côté, dans Oderberger Straße, sur une terrasse charmante. On profite de la douceur du soleil avant de partir pour une promenade, qui nous fait sillonner le nord de Prenzlauer Berg. Le soleil se voile, des nuages gris arrivent, tandis qu'un vent doux se met à souffler. Temps d'Ouest. Dans Ernst-Thälmann Park, on s'installe à même le sol pour une partie de dominos, en posant quelque chose pour éviter que la feuille des scores ne s'envole. Mais voilà la pluie. Il faut ranger le jeu. On continue de marcher. On ouvre les parapluies comme on arrive entre les grandes tours d'habitation recouvertes de céramique brune, bâties à l'emplacement d'une l'ancienne usine à gaz dont ne subsiste que le portail. Il y a là un petit bois et un étang, très tranquilles. Très reposants, avant la Danziger Straße, son trafic, son trottoir aux dalles inégales. La pluie se fait plus intense, le ciel est très sombre. C'est l'automne, immédiatement. 

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