Ashes to ashes

C'est Frédéric qui m'avait mis sur la piste de Bowie. Il fréquentait un groupe de garçons plus âgés, aux goûts marqués pour les appareils hi-fi de luxe et les courants musicaux modernes. La new wave, les Talking Heads, les B-52's, les Residents, Dexys Midnight Runners. Et Bowie. C'était juste au moment de la sortie de Scary Monsters. J'écoutais la radio chaque soir, les différents hit parades, et cet automne, de manière quasi quotidienne on entendait Ashes to ashes à travers les parasites, les crachotements et le son pourri des grandes ondes. Je me suis procuré ce disque. Je ne l'ai pas entièrement aimé, sauf trois morceaux. Mais le son d'Ashes to ashes a eu une empreinte importante sur ma vie, car il s'est immédiatement confondu avec les tonalités de mon âme, qui vivait à ce moment-là la révolution magistrale de l'adolescence. C'était l'automne, la fin de mon enfance, les promesses du futur étaient encore enfermées dans un bourgeon prêt à exploser. Je faisais mes devoirs dans la cuisine avec à travers la fenêtre le ciel d'abord doré, puis s'assombrissant au-dessus des montagnes. Et toute la nostalgie de cette fin d'année trouvait un écho incroyablement fidèle dans les sonorités torturées de ce morceau. Et aujourd'hui toujours, en automne, il m'arrive d'écouter Ashes to ashes et de retrouver, intacts, les sentiments de cette période-là – des sentiments dont le passage ahurissant du temps accroit encore la mélancolie.

Puis je me suis intéressé à cet artiste, sur qui Gilles répandait à la maison des bruits stupides et infondés (il pissait prétendait-il, en concert, sur ses spectateurs. Mais il devait confondre Bowie et Alice Cooper...) Chez sa mère, j'avais un jour emprunté l'album Hunky Dory qui m'a très vite ravi. Au verso de la pochette, quelqu'un avait écrit au stylo une traduction approximative des différents titres... Frédéric m'avait prêté des cassettes des albums précoces (la période Deram et Pie), que j'écoutais beaucoup, bien que certains morceaux soient d'un goût discutable. J'aimais bien Gospel according to Tony Day et même In the heat of the morning. J'ai acheté ensuite Space Oddity qui est un disque totalement enchanteur. Un après-midi, nous sommes allés faire quelques courses à Vevey, ma mère et moi. Et au rayon disques de la Placette, j'ai pris dans un bac The man who sold the world et un autre album, peut-être Ziggy Stardust ou Aladdin Sane, je ne sais plus. En fin d'après-midi, comme nous devions attendre le train, on est allé boire quelque chose dans un café, en face de la gare. Et je me souviens que ma mère s'était amusée de me voir contempler avec grande attention la pochette noire de The man who sold the world, celle de la période RCA, qui montre une photo légèrement floue de Bowie jouant de la guitare et lançant une jambe oblique, très haut, comme un danseur. C'était le printemps et la découverte de ce disque m'avait beaucoup touché. Un véritable disque de rock, voire de hard rock, enregistré en 1970, avec des stridences, des guitares compactes, une certaine violence sinon une âcreté dans la voix. Tout ce qu'il faut à un adolescent au cœur embrasé, plein d'amour vierge et de colères. Tout ce qu'il me fallait ce printemps-là. Et, de la même manière que la sonorité de Ashes to ashes et désormais pour moi indissociable de l'automne, le son sec de l'introduction de The width of a circle ma ramène invariablement au printemps, à ce qu'il réveille en vous de profond quand le premier soleil de mars brille et qu'on sent que l'hiver s'en va. 

J'ai déjà parlé ici de ce qu'a représenté pour moi la chanson Under pressure, que j'ai écoutée en boucle, l'année suivante. Bowie est le seul artiste auquel je me sois autant intéressé. Ses chansons ont façonné mon monde, conditionné la manière dont je l'ai perçu et appréhendé. (Ou alors, elles correspondaient simplement à ma fibre intime.) Et comme je les ai découvertes à une période d'intense réceptivité, de grande malléabilité, elles ont tatoué mon âme. Et à chaque fois que je les entends, je suis transporté ailleurs, tandis que se rouvre une ancienne fêlure profonde.
Ensuite, je n'ai pas aimé Let's dance. Mon univers s'est élargi, je me suis désintéressé de ce qu'a produit David Bowie par la suite. Mais je suis resté fidèle aux découvertes de mon adolescence. A sa période marquante, en fait. Quand je vois tous les hommages, aujourd'hui, je regrette de n'être pas allé à son concert de 2002, à Montreux. C'était à ma portée, pourtant. Je regrette de ne l'avoir jamais vu sur scène. Regret partiellement compensé par la visite, l'an dernier, de l'exposition Bowie à la Philarmonie de Paris, où les conditions d'un de ses concerts étaient pour ainsi dire recréées. Les larmes m'étaient montées aux yeux et je ne pouvais plus vraiment parler en ressortant de cette salle triangulaire.

Citations:
Under pressure
Speed of life
Ivory Madonna 
Heroes/Helden

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