La notion du temps

La semaine dernière, en début de soirée, à l'heure de quitter la Jetée. De remonter manger. On se dirige vers la voiture de Christian, qui nous ramènera. En rejoignant le parking de la plage de Bellerive, les deux bières éclusées sur le ponton demandent à ressortir. Voici une haie, rangée d'érables émergeant d'une haie de frênes, comme une île dans le bitume qui irradie la chaleur de la journée. L'endroit idéal. Je monte sur la plate-bande, je fais deux pas pour m'isoler sous la modeste ramure, me rapprocher d'un tronc. Je me débraille, en relevant la tête. Un rayon de soleil roux filtre à travers le feuillage. Un lierre costaud part à l'assaut d'un tronc dont on a coupé, depuis longtemps, quelques grosses branches, qui laissent des moignons aux lèvres desséchées. Les voix de Pascal et Christian ne me parviennent qu'étouffées, comme de loin, mélangées à la rumeur de la circulation sur l'avenue de Rhodanie. Là haut dans les branches, des frôlements d'ailes. Tout à coup, j'ai l'impression vive d'avoir été transporté ailleurs. Je pisse, dans un état de béatitude. Or il m'apparaît que ce n'est pas tant l'impression d'être ailleurs qui s'insinue; plutôt celle d'être soudainement à l'écart du déroulement du temps. Des rires, des bruits de conversation m'arrivent. Des bruits typiques de l'été. La lumière du couchant me chauffe l'échine. Le passage du temps devient totalement relatif. Jamais encore cette dimension-là ne m'a parue aussi arbitraire. On pourrait être n'importe quand. N'importe quel été. Le temps, sa graduation nécessaire, me semblent soudainement sans objet. Je suis pleinement conscient de ce moment d'isolement, de totale déconnexion. Je le savoure intensément. Il me semble que je pisse depuis dix minutes, en souriant benoîtement. Mais tout a une fin. Je referme ma braguette, fais un pas en arrière. Je quitte à regret cette petite grotte de verdure. Les autres m'attendent, reprennent leur marche. Je les suis, en me retournant vers les érables. Le petit coin où je me suis isolé est là, un trou de pénombre, sans couleur, anodin. Un endroit pour les moineaux, que personne ne remarque.

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