Les rituels

Samedi. Fred avait expliqué qu'on irait voir la parade sur le bateau d'un ami. Je nous imaginais à bord d'une péniche, près d'un pont, en petit comité, sirotant de temps à autre une bière en fumant un peu. En début d'après-midi, le temps est radieux. On pédale vers Prinsengracht, avec un sac rempli de bières et de noix de cajou. Plus on s'approche du canal, plus la foule devient dense, plus le volume sonore augmente. De chaque côté du quai, des barques amarrées, pavoisées, sur deux ou trois rangées, quasiment chacune équipée d'une sono. Fred nous dit: c'est ici. Un segment de quai, isolé à l'aide d'un ruban de police rouge et blanc, derrière laquelle un groupe de gens rient et boivent. Un quadra blond, barbu vient nous saluer en soulevant le ruban pour nous faire entrer dans le périmètre privatisé. Par terre, près d'un tronc, d'autres sacs remplis d'autres boissons. Je comprends alors qu'on restera là, à quai. A nos pieds, la barque bleue et blanche est déjà remplie d'autres personnes. Le soleil tape dur. On se félicite, avec Pascal, d'avoir emmené nos chapeaux tout à l'heure, alors qu'un gros nuage, obscurcissant momentanément le ciel, nous avait fait hésiter à les laisser aux patères de l'entrée... L'intensité du son va crescendo. Des DJ's mixent sur plusieurs bateaux. L'ambiance est à la fête bon enfant, au carnaval. Et personne n'est vraiment sobre quand, au bout d'une heure, les premiers bateaux de la parade arrivent, amenant avec eux leur propre cargaison de décibels pour former, avec les sonos locales, un mix terrible dont ne se démarquent aucun rythme ni aucune ligne mélodique. Sur l'eau, deux types évoluent, juchés sur des sortes de plateformes propulsées par un puissant jet d'eau, pompée dans le canal. Ils montent, descendent, virent tels des surfeurs des airs, parfois à plusieurs mètres de hauteur. Le soleil tape, la cacophonie va croissant, le cortège passe lentement. Une clameur énorme monte de la foule qui salue les occupants des bateaux, qui saluent eux-même la foule en retour. A la proue d'un des bateaux, voici Conchita Wurst, petite chose presque immobile, souriant timidement et saluant avec de discrets gestes de la main. On boit des bières. On allume un joint. Un bateau sponsorisé par Adidas passe. Curieux cortège en fait, difficile à décoder. Peu de revendications; beaucoup de marketing. Un ou deux bateaux font la promo de la PrEP, par exemple; mais la PrEP est sans doute une opération bien lucrative pour quelques géants de la pharma. Le calcul est sans doute fait par la Santé publique: mieux vaut payer cher un remède pris de manière prophylactique qu'une trithérapie durant plusieurs décennies... N'importe: à un moment, je réalise qu'on est juste ici pour regarder passer, faire signe, crier avec les autres, sans se poser de questions, sans forcément adhérer, voire même en parlant d'autre chose. Comme dans une sorte de rituel, au fond. Autrefois, nos vies étaient remplies de rituels, de processions religieuses. Mais ici, le religieux a disparu de nos vies. Pour autant, il reste sans doute une place – voire, pour certains, un besoin – de voir des processions, d'accomplir des gestes collectifs. C'est sans doute aussi ce que recherchent les fans de football en allant au stade voir jouer leur équipe préférée... Donc oui, rien d'autre à faire ici que de crier, soulever son chapeau en faisant signe aux occupants des dizaines d'embarcations bigarrées qui défilent sur le Prinsengracht.

Dimanche. Temps frisquet. Des averses passagères nous repoussent du balcon vers l'intérieur, voire carrément sous la couette. On se fait du café, du thé, on picore en attendant l'heure de partir à la Rapido, dans l'après-midi. Heureusement vers seize heures le temps se met au sec: on se suit, à vélo, jusqu'au Paradiso, où le videur nous oriente directement vers les vestiaires, nous évitant les sévères fouilles opérées par les gros bras du club qui n'ont pas l'air de plaisantins. C'est sans doute l'un des bénéfices de ne plus avoir l'air ni de jeunets, ni de vieilles droguées... On pousse les portes de la salle, qui n'est pas encore remplie. On s'embrasse avec Miguel, déjà high, près d'un bar. On s'approche de l'estrade du DJ, on salue les amis de Miguel, les gars de Bussigny. La musique est bonne, tout le monde est à torse nu, beaucoup de garçons en harnais. On se met à danser et je trouve que tout va absolument bien. Je profite de ce moment, en bonne compagnie, le cœur léger. L'idée me vient que nous prenons part ici au second rituel du week-end: après la parade (observation à distance et salutations), voici venu le moment de l'approche, du contact des corps. C'est ce qui arrive après une ou deux heures, quand tout le monde transpire en dansant, en s'embrassant, se congratulant. Les drogues de circonstance me libèrent momentanément du corset social: on peut s'étreindre avec Fred et Pascal, sans arrière-pensées.

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