Quarante-neuf

Je n'ai encore rien noté, ici, des changements intervenus. Peut-être qu'il y avait trop à faire à les vivre, les apprécier, simplement. Peut-être n'avais-je simplement pas suffisamment de recul. Peut-être que l'essence même de cette mutation rend l'exercice vain, voire futile. Peut-être est-ce simplement là un signe supplémentaire de ma paresse.

Aussi, je me suis interrogé sur la nécessité de faire ça: parler, me dévoiler ici, où j'ai déjà exposé tant de choses personnelles, sinon intimes. Je me suis demandé si, en ayant l'impression d'avoir tourné une page, je ne devrais pas mettre un point final à ces lignes. Et, si tant est qu'il faille documenter ma vie, coller ces textes ailleurs, dans un espace vierge de toute réflexion préexistante; là où l'on ne pourrait pas faire le lien entre celui que je suis et celui que j'ai été naguère...
Cette collection de billets a peut-être été le signe d'une certaine vanité. Elle concrétisait un besoin de faire quelque chose. De montrer quelque chose. Or ce besoin n'existe plus vraiment. J'ai levé le nez de mon for intérieur, qui m'a longtemps beaucoup occupé. Les romans policiers que je lisais régulièrement me sont tombés des mains, me laissant une impression épaisse d'inutilité. D'effort sans objet, de gaspillage de temps et de ressources intellectuelles. J'ai eu le besoin quasi fébrile d'apprendre quelque chose. De lire utile. Je me suis donc documenté sur la naissance de l'univers, et sur l'apparition du vivant. Bien sûr, on ne peut pas tout comparer, mais c'est un domaine autrement passionnant que mes états d'âme. Appréhender ces dimensions gigantesques, réaliser la lenteur extrême (et la violence) de ces mouvements aide à relativiser les aléas de l'histoire humaine, a fortiori de sa propre histoire. Je comprends que nous pourrions être les habitants, les témoins d'un univers accidentel, où la matière a pris un léger avantage sur l'immatériel. Je comprends que jamais nous ne regardons aussi loin que lorsque nous plongeons les yeux dans le noir de la nuit; que rien, sinon des distances hallucinantes, ne nous sépare des planètes voisines, apparemment toutes hostiles à la vie, ni même des étoiles plus lointaines, aux noms magiques. J'ai compris la fragilité de notre situation, de la construction humaine, qu'un rien pourrait balayer. Et, bien que nous écoutions, que nous scrutions le cosmos depuis des années, rien ne nous dit que cet évènement local – la vie sur Terre et, surtout! la conscience d'exister – se soit produit (ou se produise) ailleurs. 

J'ai passé la moitié de ma vie à m'intéresser à moi, à me projeter dans différents rêves. Mais je pense que cette phase est terminée. Je suis un parmi les autres. Rien de plus, rien de moins. Un témoignage de cette évolution-là. Mais aussi un témoin, ce qui est plus intéressant quand même.

Aussi, la tyrannie du désir semble se relâcher. L'envie de tout essayer, de faire de la mise en scène à grand renforts de matériel s'est comme évanouie; de même que la tentation de déceler l'amant du siècle chez d'éventuels partenaires géographiquement distants, que la Toile rend artificiellement proches. Mon intention est de me concentrer sur les acquits: quelques rares personnes avec qui je partage un historique. Bien sûr, il me faudra découvrir de nouvelles peaux. Je crois comprendre comment aborder différemment ces futures relations; il faudra toutefois vérifier si mon intuition est bonne. Arriver à faire autrement – c'est-à-dire sans attente aucune que celle de se donner mutuellement du plaisir. Juste laisser les choses arriver. En fait, cette recette devrait aussi fonctionner avec les personnes connues...

Enfin, j'ai passé quinze ans à courir. Cela m'a procuré des sensations diverses, agréables la plupart du temps, euphoriques souvent, fatigantes parfois, épuisantes même certaines fois. Quand on court, les choses défilent, on n'en capte que des bribes, c'est comme un film. Cette année, je n'ai pas couru; j'ai marché. Quand on marche, on prend possession du paysage. Et contrairement au pas de course, en marchant, on conserve en permanence un pied au sol. 

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