Mobil

Un type qu'on voyait de temps en temps, dans les cafés. Plutôt grand, massif surtout. Une tignasse frisée, drue, grisonnante. Une casquette. Des petites lunettes démodées. Mais ce qui était le plus marquant, c'était ses petits yeux rieurs qui vous regardaient à travers des verres en fonds de chope, sous une paire de sourcils broussailleux. Des mains épaisses, calleuses et noires: il était pompiste, dans une station service de la compagnie Mobil. C'est pourquoi je l'avais affublé de ce surnom, vite adopté par ma mère quand on voulait l'évoquer. Mobil.

Un midi aux Tilleuls, après manger, il s'était installé à notre table. Ou alors il était à la table voisine, mais peu importe. Il cherchait peut-être mon attention, sans que ce soit lourd pour autant. Alors, discrètement, il a commencé à plier le set de table en papier. A le plier dans tous les sens, le faisant tourner et retourner dans ses mains. Il se penchait sur sa tâche, concentré, respirant fort. Je pouvais sentir son odeur, un mélange de cambouis, d'essence, de sueur. L'odeur d'un pompiste. Et tout à coup, il a délicatement poussé vers moi un pliage d'une grande finesse. Je n'avais encore jamais vu d'origami, mais c'en était bien sûr un. Il nous regardait, ravi. Puis il avait fait un petit claquement de langue de satisfaction, riant rapidement "en arrière", en gloussant, avant d'allumer une cigarette. Ma mère disait des choses polies, me priait d'admirer le talent de ce gentil monsieur. Mais malgré tout, je ne voulais pas vraiment que nous nous apprivoisions, car il était vraiment trop bizarre. Il me semble aussi qu'il avait fait un tour de pitre: se frapper le crâne avec une petite cuillère, en ouvrant la bouche, ce qui produisait un étrange bruit creux. Et après chaque pitrerie, un claquement de langue. Un petit gloussement aspiré. Mais il ne parlait pas. Je ne me souviens pas qu'il ait dit un mot.

Quelques années plus tard – j'étais au collège –, un matin, ma mère était venue dans ma chambre tôt, pour me faire repasser une leçon, répéter chose que je devais apprendre par cœur (elle était sûre que l'on enregistrait mieux de bon matin, l'esprit frais, régénéré). On en était là, moi encore sous la couette, ma mère assise sur le bord du lit, quand le bruit d'un choc brutal s'est fait entendre au-dehors. Un bruit atroce, le cri d'un pneu sur la chaussée, avant un choc, un impact à la fois métallique et mou, suivi par de longues secondes d'un terrible silence. Ma mère s'est levée, a manœuvré la courroie du store. Une lumière grise s'est introduite à travers les voilages. Je suis sorti du lit, me suis approché de la fenêtre, penché au-dehors. Là-bas au carrefour, un vélomoteur, sur le flanc, sur la chaussée. Et juste à côté, une silhouette étendue, inerte. 
J'ignore pourquoi je suis descendu; pourquoi j'ai eu cette curiosité dite malsaine. Mais tout à coup, j'étais là-bas, sur la route. Le jour se levait dans une lumière laiteuse. Quelques curieux s'étaient attroupés et je me suis approché aussi. Il était là, couché de tout son long sur le macadam, la tête tournée; quelques cheveux gris sortaient de son bonnet, déjà englués par le sang répandu sous son cou. J'ai reconnu ses petites lunettes. Il avait perdu ses chaussures, qui avaient giclé çà et là; on voyait le dessous de ses chaussettes, des chaussettes en laine grise. Quelqu'un a enjambé la glissière métallique, une femme en robe de chambre rose, matelassée, avec des lunettes qui cachaient un visage blême, tiré du sommeil, des yeux bouffis. C'était Elsa, la mère de Gilles. Elle s'est agenouillée à son chevet. Lui a caressé le front, il me semble. Elle était en larmes. Un flic lui a dit: Vous le connaissiez? Oui, elle le connaissait et a même pu lui dire son nom.
Je suis rentré. Il fallait que je me prépare. J'avais sans doute reconnu, de là-haut, Mobil, percuté ce matin-là par une voiture, sur la route de détournement. Il ne s'est plus jamais réveillé.

Apparentement: 
L'Averest

Articles les plus consultés