Zone de confort

Le plateau est prêt avec la théière, les tasses, le sucrier et le cendrier. Les télécommandes sont à portée de main. L'ampli est branché. Mes lunettes sur mon nez. La veillée peut commencer. Sous l'écran, les diodes vertes sont allumées. Selon les statistiques, environ 30% du trafic internet du début de soirée est le fait du streaming (de Netflix, notamment). Aujourd'hui, on peut consommer sa dose vespérale de séries, regarder en différé des émissions TV au moment que l'on choisit, passer les pubs en vitesse hyper accélérée. Très pratique. De la télévision, je ne regarde quasiment plus rien en direct. 
Le matin, mon smartphone me réveille. J'ouvre l'application de la RTS, je remonte le curseur jusqu'au début du précédent flash d'informations, le journal de 6h30. Quand ma nuit a été mauvaise, je me rendors un peu; les voix qui poussent ce train matinal d'informations à un rythme soutenu me tirent cycliquement de la somnolence où je replonge; je réalise que je ne sais plus de quoi elles parlent; ou alors c'est le rappel du réveil qui les interrompt. Quand vient le moment de la page sportive, je pousse le curseur jusqu'à la position "Direct" et je reprends le fil de la matinale, quittant ce mode de léger différé. Et le soir, en me mettant au lit, je fais pareil pour écouter le dernier flash d'informations. Ma dernière dose de news, au goût de dentifrice, en principe largement panachée de résultats sportifs. Ambri a battu Langnau; Red Ice s'est défait de Bienne. Je m'en fiche autant que des résultats des épreuves de ski alpin. Cette appli est vraiment pratique. Mon téléphone est une sorte de couteau suisse numérique.

L'autre soir, repas au restaurant avec celui qui fut mon "protégé" et son épouse, qui  l'a rejoint ici en octobre. Une jeune Sri-Lankaise d'à peine 30 ans. Celle pour pour qui j'ai fait les démarches de "regroupement familial" est une personne menue. Un joli visage. Je la regarde, elle est assise à côté de moi. Elle m'explique quelque chose de leur pays, cherche des photos dans son téléphone. De temps en temps ils se mettent d'accord sur un point de détail de la conversation dans leur langue, le cinghalais. Un vrai petit couple, touchant. De l'autre côté de la vitre, les lumières du pont Bessières... Ça y est, maintenant: je me suis défait de cette curatelle qui m'a empoisonné la vie, ces deux dernières années. Non pas que la tâche ait été vraiment difficile. Mais ses demandes, son stress au téléphone, ses moments de panique, ses SMS nuisaient à ma qualité de vie. Un peu salaud de ma part par rapport à ce type, qui fait ce qu'il peut et qui devra désormais se frotter à ma remplaçante, une femme pas vraiment plaisante et qui m'a donné l'impression d'une certaine rigidité. Moi, j'étais plutôt le bon papa, je crois. Peut-être un peu débonnaire. Mais j'avais compris ses besoins. Je ne me voyais pas dans une relation de force avec lui (comme avec quiconque, d'ailleurs). J'avais notamment compris que malgré ses maigres revenus, il soutient financièrement sa mère, quasi invalide, au Sri Lanka. C'est en tout cas le portrait qu'il m'en avait fait.
Me voilà donc débarrassé de l'unique source potentielle de désagréments de mon existence actuelle. Pour l'heure, rien ne m'oblige plus à sortir de ma zone de confort. J'y songe à l'heure de Netflix, cet hiver, quand il pleut et que le vent d'ouest souffle, qu'il bouscule les sièges du balcon, renverse les plantes, de l'autre côté des vitres; mais on a mis le radiateur sur 4. Les jours peuvent se dérouler, identiques. Les infos du matin, la petite vie au bureau avec ses propres routines, les séries du soir, une sortie de temps en temps, le dernier flash d'infos et puis dodo. Ça me va. Une vie modulaire, des journées avec leur rythme propre (le lundi je fais ci, le mardi je fais ça, le mercredi ceci et cela, le samedi les courses à la Coop, où j'achète chaque fois à peu près les mêmes choses...) Je sais bien que c'est illusoire, mais j'imagine parfois le temps se dérouler comme ça, indéfiniment. Sur un rouleau de papier blanc, les journées, les semaines, les saisons s'imprimeraient comme un motif répétitif. Comme un papier peint à médaillons. Un hamster dans sa cage, qui fait chaque jour tourner un peu sa roue.
Pas de challenge, rien qui m'oblige à risquer un pied hors de ce petit bonheur pépère – que j'ai finalement choisi. Est-ce bien? Est-ce mal? Ma vie n'est-elle pas en train de se ratatiner? Aurais-je dû conserver ce mandat de curateur? N'était-ce pas bon pour mon karma, d'être un peu utile à quelqu'un? Ai-je agi en égoïste, en plaçant ma tranquillité d'esprit en valeur cardinale? Le fait d'hiberner dans la tiédeur de ma zone de confort, bien calé entre Pascal et l'accoudoir du canapé, me rend-il couard? J'y vois plutôt une nouvelle manifestation de ma tendance naturelle à vouloir absolument rester tranquille. Depuis toujours. A vouloir qu'on me fiche la paix. Carpe diem...

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