Le sac

Voici quelque temps, je suis descendu à la cave de mon immeuble. Imaginez un couloir bordé de claires voies, rythmé par les portes, à claires voies également, qui donnent accès aux petites cellules dans lesquels s'entassent valises, paires de skis, barils de lessive, chaussures, cannes à pêche et autres rebuts. En chemin vers mon box, mon regard bute sur un sac, posé sur le sol de ciment. Un de ces sacs de paquetage en skaï vert militaire, dont l'Armée dote les soldats. Il n'avait pas l'air vide. Curieux, je me suis baissé et l'ai pris en main. Ouvert. À l'intérieur, pour ce que le pauvre éclairage du couloir laissait en voir, un fatras de textiles, qui faisait penser à des bandages entremêlés; avec, çà et là, des morceaux de cellophane froissé. J'ai enfilé mes mains dans le sac, touché les bandages. Il s'agissait en réalité de bas de femme, mais épais, grossiers. Peut-être des bas de contention? En tirant délicatement l'un d'eux, un des morceaux de cellophane qui s'y accrochait est tombé. C'était un préservatif usagé. Apparemment, le sac en contenait beaucoup. J'avais donc trouvé un trésor sexuel. Celui de quelqu'un d'autre (j'ai possédé les miens...), ce qui était plutôt excitant. Je n'ai pas beaucoup réfléchi. Je suis remonté à l'appartement. J'y ai pris mon grand sac de sport et suis redescendu. J'ai ouvert grand mon sac et j'y ai prestement enfourné l'autre, sur quoi j'ai refermé le zip avant de remonter.

J'ai déposé ma trouvaille sur le parquet du salon, en pleine lumière. J'ai à nouveau écarté l'ouverture du fameux sac, respirant précautionneusement, dans la crainte d'un mauvais fumet. Les bas, en masse, étaient – comme les préservatifs usagés – empesés de sperme séché. Des capotes froissées et amidonnées, il y en avait des dizaines. J'ai enfilé des gants de latex et j'ai entrepris une fouille que je voulais plus méthodique. La matière des bas s'accrochait un peu au latex. À un moment, mes doigts ont rencontré un objet oblong, que j'ai extirpé du sac. C'était un godemiché couleur chair, du modèle fin et long, auquel on n'avait pas cherché à donner l'apparence d'un pénis; il se terminait, en guise de gland, par un renflement ovoïde. Un jouet sans doute amusant à utiliser... sauf que cet instrument avait déjà bien servi: il était partiellement recouvert de merde séchée, qui s'écaillait.
Après cette trouvaille, il y a eu un bref moment de flottement. De découragement. Différents sentiments m'ont animé. Excitation (de me retrouver plongé dans l'univers sexuel intime d'autrui à travers une trouvaille), curiosité, dégoût. Sous l'emprise des deux premiers, j'ai hésité à me masturber. Je me suis vu enfiler un des préservatifs et jouir dedans. Mais le dégoût l'a emporté. La saleté du gode, la laideur et la crasse des vilains bas ont eu raison de cette pulsion. J'ai tout remis à l'intérieur.
C'est à ce moment-là que j'ai remarqué, sur le revers du sac, le logement de l'étiquette, sur laquelle les soldats indiquent leurs coordonnées. J'ai tiré la languette, un papier s'est dévoilé sous une protection plastifiée, qui laissait apparaître quelques lignes d'écriture manuelle. J'y ai lu le nom d'un voisin; un beau brun d'une vingtaine d'années, élancé, qui habite en bas, dans un studio. Je le croise parfois dans l'escalier, où alors quand il fume sa fenêtre. Toujours très élégant, pomponné et surtout très parfumé...
L'excitation était retombée. Je me retrouvais avec ce sac, ce vilain petit secret sexuel dégueulasse au milieu de mon salon. J'ai repensé à mes propres sacs, que je rangeais, comme lui, dans ma cave à Vevey et que j'avais un soir jetés aux ordures, à la veille d'emménager chez PY. Comment se faisait-il que ce sac-là ait été abandonné dans la cave? Le concierge l'avait-il trouvé et déposé là? Il me semblait plutôt que son propriétaire avait dû s'en débarrasser précipitamment, un jour où sa copine était rentrée plus tôt que prévu, par exemple... Bref, un événement inattendu avait provoqué l'échouage de ce sac hors d'un lieu protégé – la cave du voisin, certainement. Qu'allais-je donc en faire, maintenant? L'enfiler à nouveau dans mon sac de sport, redescendre au sous-sol, en veillant à ne pas être surpris (j'aurais eu l'air fin!), pour le remettre où je l'avais trouvé? Cela me semblait un risque, une vaine dépense d'énergie. Au fond, ce sac devait être, pour mon voisin (comme autrefois les miens) tantôt une source de plaisir et, immédiatement après, un boulet que l'on traîne et dont on ne veut plus rien savoir... jusqu'au prochain usage. Je suis donc allé à la cuisine, j'ai pris un sac-poubelle et j'y ai fourré le sac, en tassant bien. Je l'ai refermé et je suis allé le jeter au container. 

J'ai évidemment repensé au sac quand j'ai croisé mon voisin. Cela me faisait méditer sur le contraste entre l'image que ce garçon donne – un jeune homme souriant, élégant, parfumé, qui conduit une belle voiture –, et ses pratiques sexuelles secrètes (sans doute inconnues de sa compagne...) Je l'imaginais commercial dans une compagnie de téléphone, ça lui allait bien. Recevoir les clients qui souscrivent un abonnement avec iPhone à la clé, leur faire signer des contrats, avec la belle montre au poignet et les effluves de parfum capiteux. Mais l'autre jour, je l'ai croisé à l'épicerie. Il a posé sur le comptoir un paquet destiné au vendeur du magasin, qui l'a juste poussé de côté quand j'ai déposé mes articles à passer en caisse. Au moment de payer, je me suis penché et j'ai louché dans le carton qui n'était pas bien fermé. J'ai vu des flacons de parfum, des gels douche... À ce moment-là, j'ai compris que mon voisin travaille dans une parfumerie. Entouré d'odeurs sucrées, écœurantes, qui le poursuivent jusque chez lui. C'est trop de propreté, trop de suavité. On comprend qu'il ait besoin de sa dose de crasse compensatoire de temps en temps.

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