Cosmonautes

Le corps, notre corps, notre véhicule, notre habitat, notre rempart. Sa présence tellement forte, tellement préoccupante. Ses dysfonctionnements, réels ou fantasmés, si handicapants. Corps-image, carte de visite, clé sociale. Corps à entretenir, toujours, encore. Corps à sculpter. Corps soumis à l'emprise du temps. Hôpitaux, cabinets dentaires, salons de coiffure, ongleries. Asservissement du corps par les images, les modèles. Pinceaux à fards, coupe-ongles, ciseaux, peignes, tondeuses, bistouris, râpes – et tous les instruments des fitness, machines dédiées à tels et tels groupes musculaires. Et les studios UV, pour avoir l'air bronzé. Tant d'outils pour l'allure. Corps présentable. Pour avoir l'air de. Pour ne pas perdre la face. Pour garder son rang. Corps comme balise sociale.
Surtout, corps à nourrir, à abreuver, pour la force, pour la vie. Restaurants, régimes, diètes, obésité, maigreur. Corps inégaux. Corps toujours insatisfaisant. Corps déchus des malades, de celles et ceux qui ont renoncé, ou qui n'ont plus eu le courage de cette veille permanente. Corps véhicules tombés en panne, qu'il faut remorquer.
Et là-haut le cerveau. Commande centralisée. Réflexes. Agissements. Mémoire. Mémoire terrible, utile ou rabâcheuse. Faits, numéros de téléphones actuels ou de longue date périmés, visages, paroles, affronts, maladresses, tout stocké selon un impénétrable protocole analogique; qui plus est variable. Siège de la parole, outil premier de communication – rôle partagé avec le corps lui-même, qui confirme ou contredit. Parole menteuse, toujours trafiquée, mais corps véridique. Corps et parole: langages complémentaires, à comparer toujours.
Cerveau: bouillon permanent de pensées, parfois éruptives. Cycliques. Utiles. Inutiles. Profondes rarement, idiotes souvent. Obsessionnelles. Surtout incessantes. Un bruit de fond, comme un transistor dans une cuisine; on finit par n'y plus prendre garde. 
On finit surtout par oublier complètement notre essence, perdue au fond de cette forteresse physique, le corps; étouffée par un tourbillon de pensées. Notre essence. Nous-mêmes, cette part d'électricité magique qui nous anime, au fond. Sans laquelle nous ne serions rien qu'un peu de matière mouvante et agissante; rien que des robots. Ces quelques millivolts qui sont en nous. Cette magie. Cette conscience, enfin. Cette possibilité de connexion inouïe! Le parasitage causé par la présence du corps et de la pensée sont tels qu'on l'oublie.

J'essaie d'imaginer cette énergie découplée du corps avec lequel elle entretient ce double rapport d'animation et d'enfermement. Et aussi son rapport avec l'univers observable. Le corps sert d'instrument de référence: la restriction de l'échelle des longueurs d'ondes que ses capteurs (yeux, oreilles) perçoivent façonnent notre expérience. Nous construisons un monde mental à cette échelle partielle. Rayons Gamma, infrarouges, ultraviolets, ultrasons, micro-ondes nous échappent; mais existent pourtant. Pour autant, cette particule d'électricité (qu'on appellerait "vie") est sans doute réceptive à d'autres flux que le corps habité ne sait pas capter. Et d'où vient-elle? 

Je prends conscience de cette électricité discrète mais majeure qui nous habite. Et nous pousse à l'expérience diverse, à l'observation. Sur Terre, l'art en est l'un des moyens d'expression (et la science, et la spiritualité [écrire ici le mot religion me rebute].) Ce qui permet de s'élever; de n'être pas totalement comparables aux lions, ni aux pieuvres (mais en est-on vraiment sûr?) En ramifiant tout le corps, en s'écoulant dans nos neurones, dans notre système nerveux, cette énergie emploie des organes sensoriels à même de voir et ressentir l'Univers dans lequel tout est.
J'essaie d'imaginer ce que pourrait être cette énergie, dégagée du carcan de nos capteurs sensoriels. Quel est l'aspect de l'Univers quand on l'observe dans une totale abstraction, sans organes humains? La matière ressemble peut-être aux cristaux sous le microscope: des suites infinies et muettes de structures géométriques. Ce que nous appelons l'espace: un chaos d'ondes, de rayonnements variés, aléatoires. Peut-être une indistinction complète, un fatras total, dans lequel les notions de froid et de chaud, comme d'ailleurs celle de temps n'ont aucun sens. Ou bien alors l'Univers se révèle dans une insondable complétude, toutes les dimensions, l'espace et le temps se fondent en un Tout que nous humains ne pouvons pas même envisager qu'à travers d'insolubles équations.

Quel serait donc, pour cette énergie, le sens de s'incarner ici? Peut-être celui de faire l'expérience des cycles, du temps et de la matière; du monde phénoménal. L'expérience de la pesanteur; de l'ancrage; de l'appartenance au solide. A vues humaines, à toutes échelles, les matières semblent s'organiser et se regrouper de façon magique. On façonne des millions d'objets utilitaires, par la chimie, par la manufacture, en organisant des cristaux, en chauffant des pierres, en tirant du pétrole des profondeurs de la Terre. Et en regardant le ciel, l'Univers semble une masse infinie de sphères variées, solides ou gazeuses, glacées ou ardentes, que la gravité regroupe en grappes et qui flottent dans un vide obscur, que les humains commencent juste à explorer. Depuis le temps, l'humanité a inventé des codes de communication, et puis de nombreux outils à cette fin: ils permettent d'échanger, à des échelles de plus en plus larges. Des liens d'affinités se tissent entre humains. Les charges électriques de chacune et chacun dialoguent par le truchement du corps; et sans doute aussi à son insu. On peut se demander quelle est la nature de cette communication hors de l'incarnation. Mais la communication sous-entend un émetteur et un récepteur distants; et l'on peut alors penser que cette électricité, divisée, répartie en milliards de créatures humaines, n'a pas besoin de communication hors du corps puisqu'elle pourrait n'être qu'une seule énergie, indivise. La communication (verbale, mais aussi physique) serait donc son moyen de rester en contact avec elle-même. 
Enfin, qu'advient-il de la part électrique de soi-même à la fin du corps porteur, dans notre Univers où la règle d'airain veut que l'énergie ne varie jamais et se conserve toujours, en dépit des transformations physiques? On peut imaginer qu'elle demeure. Qu'elle forme des appuis invisibles contre lesquels nous n'avons pas souvent conscience de pouvoir nous reposer. Qu'elle se manifeste par des signes que celles et ceux qui les ont une fois perçus ont pris pour de la magie.
Être ici est une expérience hallucinante; il ne faut pas l'oublier.

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