Par les villages

Il y a d'abord les bourgs. La gare était jadis un peu à l'écart; mais une rue la relie au village. Un garage, porte béante. Dans l'ombre, quelqu'un s'active bruyamment. Puis une pharmacie; la terrasse d'un café qui aligne quelques parasols pour compléter l'ombre d'un gros tilleul. On reconnaît, au carrefour, l'ancien collège, surmonté d'un clocheton. Un groupe scolaire moderne l'a remplacé, plus loin, à l'écart. De nombreux trampolines, avec leurs grillages noirs, en maille nylon, dépassent des haies des jardins où des lessives sèchent au soleil. Une femme un peu forte jardine, agenouillée, pieds nus dans des sandales Crocs de couleur rose. Des enfants invisibles courent, affairés à des jeux pleins de cris qui couvrent momentanément des bruits diffus de tondeuses à gazon, de débroussailleuses. Quelques chevaux broutent distraitement sous des noyers, dans un pré bordé d'un triple ruban blanc électrifié. Des haies de thuyas, des trottoirs à la bordure en ciment. Les flèches jaunes sont là, vissées aux hampes des réverbères, il n'y a qu'à suivre. Tourner à côté du cimetière. Très vite, l'asphalte cède le pas au gravier, puis à la terre battue, comme le chemin plonge dans un vallon insoupçonné.
Ça commence comme ça. La descente vers un cours d'eau caché sous le feuillage au-dessus duquel le clocher s'obstine à pointer. Le sentier descend vers un ancien  moulin, parfois délabré, noyé dans la verdure. A côté, un pont oublié, moussu, avec sa main-courante rouillée. Une arche de pierre jetée sur une rivière modeste: trente kilomètres à peine; mais si l'on regarde bien, elle a pris le temps de façonner tout le paysage, trouvant son chemin dans la molasse, dont des pans entiers apparaissent çà et là, avec la mousse, les racines tressées. Celles des conifères ont parfois épuisé, lessivé la terre, transformée en une sorte de sciure. Et voilà la montée, les racines encore, le chemin tantôt glissant, tantôt pierreux qui part à l'assaut d'une côte où monte le bruissement de l'eau.

Un chemin entre deux prés monte jusqu'au village dont on voit pointer le clocher, les toitures. Avec un peu de chance, il sera bordé d'arbres, noisetiers, merisiers ou saules. L'exploitation bovine, maintenant rare, a laissé ses marques: pompes à purin vétustes, rouillées; mousse envahissant l'emplacement bétonné des fumiers; étables reconverties – comme tant de granges – en appartements ou en ateliers. Un banc devant l'église. Un café à la porte close (c'est la pause de l'après-midi). Un couple âgé dans son jardin. Un tracteur passe, avec une remorque attelée qui tressaute bruyamment sur une plaque d'égout. Un village comme il en existe des centaines. A l'écart des axes, il n'a pas enflé; mais il a souvent perdu sa vocation. Chaque ménage possède un ou deux véhicules. On peut travailler en ville.
Celui-ci a une assise bien stable, sa longue rue file, droite, sur un plateau peu incliné. Les maisons, les jardins soignés se regardent. On l'aborde par une côte raide, du côté nord, où il perd ses dernières maisons, qui se raccrochent en haut de ce vallon abrupt où une pâture semble vouloir se précipiter; mais les racines de quelques vieux fruitiers (cerisiers, pommiers, noyers) tiennent bon. Les sabots des vaches ont marqué des terrasses. De l'autre côté du vallon montent des bruits de machines agricoles; quand elles se taisent, le murmure du ruisseau parvient jusqu'ici.

Revoilà des champs. Orge ou froment, colza ou maïs s'alignent le long de chemins bétonnés rectilignes qui fuient sous le dôme du ciel où les nuages dessinent des formes diffuses, en perpétuelle recomposition. Champs de formes géométriques. On marche sur des dalles de béton, qui émaillent la campagne reformatée sous l'égide des améliorations foncières. Régulièrement, sur le bas-côté, la coulisse d'une bouche d'égout mène à une fosse où l'on entend couler des ruisseaux souterrains: un drainage, qui a asséché d'anciens marécages. Entre le béton et la terre, une marge, asile de milliers de graminées, de délicats coquelicots, des scabieuses mauves, des camomilles qui s'obstinent à maintenir une variété de couleur dans ces cultures au cordeau. Au-dessus, des alouettes se laissent porter par d'invisibles thermies, avant plonger comme des aérolithes, interrompant leurs vocalises bavardes le temps de cette chute. 
Et tout à coup, vous voyez que ce chemin vous a conduit au sommet d'une butte; alors le paysage se déroule tout autour de vous: la rotondité du ciel, la barrière des Alpes, l'éparpillement des villages, les taches vertes des bois sont à portée de main.

Voici un autre vallon. Le son de l'eau se fait entendre, encore. Un ruisseau invisible, tout en bas. Affluent d'un affluent. Son nom révélera des origines archaïques: car c'est l'eau que les locataires du pays ont d'abord nommée. Le sentier est étroit entre les renoncules et les orties, on y a jeté des pierres, des brisures de tuiles, de briques ou des copeaux, mais il faut quand même enjamber des fondrières. Une subite bouffée de tiédeur fait monter des odeurs poivrées. Le chant des oiseaux tricote une bande sonore bigarrée. Les moustiques sont aux aguets. Ces vallons nous replongent dans l'âme du pays. A fréquenter leurs pentes, on renoue avec l'esprit du lieu, autrefois recouverts de forêts, où seuls les cours d'eau taillaient des chemins. Au fond des vallons, il n'y a plus de temps. Rien n'a changé depuis mille ans. Mais pour finir, au haut de la pente, la lumière filtre par l'orée du bois. On entendait déjà ronfler des moteurs et voici que le chemin rejoint une route, qu'il faudra longer pendant deux cents mètres. Les voitures filent sans ralentir. On marche sur le bas-côté, derrière les balises noires et blanches, avec leurs catadioptres. On longe une maison posée là, en pleine campagne, exposée au trafic, aux camions, aux motos qui vrombissent dès le retour des beaux jours. Qui peut bien habiter là? Après cette plongée dans la nature secrète, la fréquentation d'une route goudronnée vous laisse, sous le soleil, un goût bitumeux. Le fouet des masses d'air déplacées par les véhicules soulève les vêtements. C'est le monde de la vitesse; du temps compté. Dans les véhicules, la perception du paysage est autre: la route n'est qu'un espace interstitiel entre deux localités; elle n'existe plus, on la noie sous le son des autoradios, on l'escamote par des pensées. On la parcourt trop vite pour en prendre conscience. C'est un non-lieu.



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