Au Comptoir

Photo: notreHistoire.ch
A peine arrivé en ville, on sentait la présence de la foire. Les bus pavoisés, avec leurs petits fanions, montaient de la gare ou descendaient du parking (en plein champ) de la Blécherette, déposant leurs cargaisons de visiteurs devant les escaliers de l'avenue Jomini. Dans le site, direction les arts ménagers. On plongeait immédiatement dans un grand bain de cohue: le Comptoir attirait en quinze jours plusieurs centaines de milliers de visiteurs. Sous nos yeux, les démonstratrices intarissables réduisaient en allumettes ou en jus des montagnes de légumes et de fruits, transformaient un gobelet de lait maigre en chantilly à l'aide d'un gadget électrique indispensable à toute ménagère. Les démonstratrices, les serveuses étaient fières de faire le Comptoir. On passait devant des lave-vaisselle à portes transparentes, des machines à coudre savantes, des presses à repasser, avant d'emprunter un des larges escaliers hélicoïdaux pour s'enfoncer dans un large passage souterrain, bas de plafond, qui conduisait aux caves cantonales: des restaurants bondés, pleins d'odeurs de fricassée de porc, de chasse, de saucisse aux choux, de mets au fromage, de café et d'alcools forts. N'importe comment, on pouvait manger, boire et déguster de tout, et partout. Ensuite, passage devant la consigne, voisine des grandes toilettes, vivement éclairées, où opéraient des bataillons de dames pipi, vêtues d'uniformes bleus, de style hôtesses de l'air des années cinquante, brodés au chiffre de l'entreprise Waclo. De là, un escalier remontait dans le Palais de Beaulieu, où une signalétique indiquait au flux de visiteurs endimanchés le chemin vers le Grand restaurant ou la Halle des fêtes. Un vaste volume bordé par des mezzanines, empli de brouhaha, s'ouvrait devant vous. Au centre de ce qui m'apparaissait comme une ville dans la ville, le gros stand des machines Schindler, avec son ascenseur factice, montant et descendant inlassablement dans sa cage de verre dépoli, flanqué de deux escalators colorés de néons verts ou rouges. Sur la mezzanine, les jacuzzis de plexiglas exhibaient leur tuyauterie, dans la rumeur sourde des pompes et le bouillonnement des eaux teintées à la fluorescéine. Et j'avais des vertiges en tentant d'imaginer l'ensemble des flux sous-jacents, toute l'électricité qu'il fallait pour faire fonctionner cette foire...
La grande halle était le domaine de l'ameublement. Sous le croisillon d'acier qui soutenait la haute voûte de béton s'alignaient les stands des enseignes d'alors, Mon Foyer, Leidi meubles, Segalo, Au Bûcheron... On déambulait, les jambes de plus en plus faibles, dans des odeurs de laine, de textile, de caoutchouc. De part et d'autre, les représentants cravatés, en bras de chemise, demi-lunettes sur le nez, accostaient les chalands, les faisaient asseoir dans les fauteuils, les sofas, les répliques de salons parfaits; leurs collègues faisaient tâter des voilages ou palper des coupons de moquette.
En compagnie de ma mère, l'exposition se poursuivait après un café par un périple dans la section confection et mode, où son commerce préféré tenait un stand. Une occasion d'essayer un manteau d'hiver en devisant avec le patron, un petit bavard invétéré à large mèche grise et chaussures bicolores à talonnettes. En compagnie de mon père et de son ami, notre voisin Roger, on s'orientait plutôt vers les halles nord, royaume de l'agriculture et de la viticulture. On voyait là des moissonneuses-batteuses, différents engins agricoles, et surtout une impressionnante pyramide de pommes cirées, qui tutoyait en hauteur la mezzanine, au centre du pavillon. Tout à côté, un fascinant cinéma à triple écran où vous ne saviez où regarder. Oui, au Comptoir, les yeux ne connaissaient aucun répit. Et ici encore, de grands restaurants bruyants captaient la foule, qui s'égaillait entre les stands des producteurs de fromage ou de vin. On y dégustait à longueur de journée. Les hommes convergeaient invariablement au fond de la halle, là-bas, au stand du Jean-Louis: un concours de dégustation dont les vainqueurs voyaient leur nom imprimé dans La Feuille du lendemain. On buvait encore un verre à l'étage supérieur, sur une terrasse en plein air où rampait l'odeur des vaches, parquées là, derrière des barrières métalliques, complètement dépaysées avec toute cette foule, dans leurs litières de paille jetées à même le béton de la halle.
On ressortait éreinté de ces journées à Beaulieu. Au carrefour, de jeunes soldats à grosses moufles blanches canalisaient la circulation saturée par la foire. On grimpait dans un bus bondé. De retour à la maison, ma mère jetait ses chaussures, se défaisait de son tailleur pour retrouver le confort incomparable de ses frusques (un vieux chemisier et une jupe en jeans), avec cette exclamation rituelle: "Quel tue-chrétien, ce Gonfloir!" Ma grand-mère, qui y allait avec ses amies, visitait parfois le pavillon réservé à la présentation d'un pays étranger (dans le style promotionnel). Au café ou elle et ses amies avaient leurs habitudes, on entendait alors des questions amusantes:  "Tu as été voir l'Arabie Saoudite, toi?" 
Oui, le Comptoir était un lieu dépaysant.

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