Au Comptoir
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La grande halle était le domaine de l'ameublement. Sous le croisillon d'acier qui soutenait la haute voûte de béton s'alignaient les stands des enseignes d'alors, Mon Foyer, Leidi meubles, Segalo, Au Bûcheron... On déambulait, les jambes de plus en plus faibles, dans des odeurs de laine, de textile, de caoutchouc. De part et d'autre, les représentants cravatés, en bras de chemise, demi-lunettes sur le nez, accostaient les chalands, les faisaient asseoir dans les fauteuils, les sofas, les répliques de salons parfaits; leurs collègues faisaient tâter des voilages ou palper des coupons de moquette.
En compagnie de ma mère, l'exposition se poursuivait après un café par un périple dans la section confection et mode, où son commerce préféré tenait un stand. Une occasion d'essayer un manteau d'hiver en devisant avec le patron, un petit bavard invétéré à large mèche grise et chaussures bicolores à talonnettes. En compagnie de mon père et de son ami, notre voisin Roger, on s'orientait plutôt vers les halles nord, royaume de l'agriculture et de la viticulture. On voyait là des moissonneuses-batteuses, différents engins agricoles, et surtout une impressionnante pyramide de pommes cirées, qui tutoyait en hauteur la mezzanine, au centre du pavillon. Tout à côté, un fascinant cinéma à triple écran où vous ne saviez où regarder. Oui, au Comptoir, les yeux ne connaissaient aucun répit. Et ici encore, de grands restaurants bruyants captaient la foule, qui s'égaillait entre les stands des producteurs de fromage ou de vin. On y dégustait à longueur de journée. Les hommes convergeaient invariablement au fond de la halle, là-bas, au stand du Jean-Louis: un concours de dégustation dont les vainqueurs voyaient leur nom imprimé dans La Feuille du lendemain. On buvait encore un verre à l'étage supérieur, sur une terrasse en plein air où rampait l'odeur des vaches, parquées là, derrière des barrières métalliques, complètement dépaysées avec toute cette foule, dans leurs litières de paille jetées à même le béton de la halle.
On ressortait éreinté de ces journées à Beaulieu. Au carrefour, de jeunes soldats à grosses moufles blanches canalisaient la circulation saturée par la foire. On grimpait dans un bus bondé. De retour à la maison, ma mère jetait ses chaussures, se défaisait de son tailleur pour retrouver le confort incomparable de ses frusques (un vieux chemisier et une jupe en jeans), avec cette exclamation rituelle: "Quel tue-chrétien, ce Gonfloir!" Ma grand-mère, qui y allait avec ses amies, visitait parfois le pavillon réservé à la présentation d'un pays étranger (dans le style promotionnel). Au café ou elle et ses amies avaient leurs habitudes, on entendait alors des questions amusantes: "Tu as été voir l'Arabie Saoudite, toi?"
Oui, le Comptoir était un lieu dépaysant.