Que quelque chose s'ouvre

Un ancien cinéma. Je revois la décoration de la salle, dans les tons rouges. Même aussi les coulisses, puisque Yves y travaillait. Petit escalier sombre, cage d'ascenseur graisseuse, cabine de projection surchauffée, sur la cour. Ancien restaurant aussi. J'ai un souvenir de la porte rotative. Et d'une soirée de Nouvel-An moisie. Ancien music-hall encore (mais plus personne de vivant ne peut en témoigner). Maintenant, un magasin entièrement dédié à la nourriture. Quelque chose pour les bobos, pour les hipsters peut-être. Pour les gens pressés. Pour manger vite mais bien, on dira. Supermarché, traiteur, primeurs, crèmerie; vins fins, champagne et alcools là-haut sur l'ancienne mezzanine. Là où Pap m'avait emmené voir Robin des Bois, le dessin animé de Disney, un mercredi après-midi gris et glacial de l'hiver 1975. "Sa bécasse de mère aurait pu lui mettre un bonnet". Pardon de rappeler ces conneries. Ce jour-là, les perches d'un trolleybus avaient arraché une bruyante gerbe d'étincelles en traversant la place Bel-Air.

Lumière du crépuscule. Je rentre. Air hivernal sur ma tête tondue. Peu de monde dans la vitrine de Holy Cow, repaire d'autres viandards... Combien de litres d'eau (possiblement de kérosène), d'énergie pour un kilo de bœuf, déjà? Un type rentre des poubelles dans la cour avec des gants en latex.

Passer une nuit entière sans somnifère. Une vraie nuit. Se réveiller en se sentant frais. Comme un matin de printemps; comme dans une pub pour de l'adoucissant. Cela devient au-dessus de mes moyens. Mauvais sommeil. Réveils intempestifs entre 3 et 5 heures du matin. Pensées néfastes, cycliques. J'ai été tenté d'accuser l'antenne de Sunrise, là au-dessus. Ç'aurait été bien commode: la cause extérieure, à pointer du doigt. Sauf qu'à Grindelwald, je n'ai pas mieux dormi. Recours à la même chimie. Il faudrait que je consulte. La toubib me prescrira-t-elle ces petits comprimés sécables? Va-t-elle me proposer une séance d'hypnose qui ne me fera rien? Va-t-il falloir ruser? Faire comme si cela ne faisait que commencer? Avez-vous déjà essayé les somnifères? Non, pas vraiment... Alors je vous fais une ordonnance. D'accord.

Je n'irai pas à Copenhague. Le type ne répond pas. Tant pis! Encore un branleur. Ah mais non, pardon! Il a répondu. J'irai à Copenhague alors. Mais patientons un peu avant de prendre les billets, avant d'alourdir mon empreinte-carbone. Patientons une semaine ou deux. Se pourrait-il que j'aie une approche administrative de ce voyage? Ne parler que d'horaires? Et pas assez du but, de ce que nous ferons, à Copenhague? Il faut en faire un projet amusant. S'en convaincre. Croire aux rencontres. Amen. Mais sans cheveux, sans cils, sans sourcils, votre visage devient une cible. Nasal, pariétal, temporal, maxillaires: plus rien pour distraire l'attention, rien que la forme des os. Cela n'aide pas à se sentir au top de la séduction.

Au kiosque: Un Royal s'il vous plaît. Le type ne comprend pas. Je répète en articulant. Un Ro-yal. Hier soir, j'ouvre ce billet: deux volets, des dizaines de cases à gratter. Encre noire et dorée. Genre luxe bling-bling. Mais rébarbatif, au premier abord. La loterie, il faut que ça soit simple. Immédiat. Pas besoin d'avoir fait l'Académie pour gratter, si? Toute cette cire, ça va faire des bruchons partout. Je vais peut-être le gratter ce soir, tiens... Deux millions à la clef. Tra-la-laaaa... De quoi planter mon boulot. Jouer à la loterie, Royal ou Euro-Millions, c'est espérer un changement de paradigme radical. Mettre un terme brutal à toute cette servitude, cette mesquinerie, cette hypocrisie quotidienne qu'est le monde du travail. Avenant au contrat. Réorganisation de la chaîne des fonctions. Mes couilles! Et cette cohorte de vocables hallucinants qui, jour après jour, deviennent sournoisement usuels.

Aller à Zurich. Ce soir, je me sens plutôt pour. Ces derniers jours, en regardant mon petit ventre, la texture de ma peau, la pousse de mes poils, plutôt contre. La Blumenparty, carreau de jardin où poussent les ultimes fleurs, celles qui résistent jusqu'à l'hiver. Tentons le coup. Faisons comme si le temps ne passait pas. Prenons une ecsta et dansons, puisque la musique joue encore.

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