Pas ce soir

Les mots amènent une réalité. La pensée est un ensemble de signaux électrochimiques, une abstraction. La vie du mental, quelque chose en trois dimensions, dont une se perd dès lors que l'on tente de verbaliser cette pensée. Une fois en mots, ce qui était de l'ordre de l'impression, du subtil, prend un aspect concret, figé; le costume d'une réalité intangible. Quelques lignes de SMS suffisent pour transformer cette abstraction en réalité, en quelque chose de réfléchi. De définitif. Une force se perd dans cette conversion-là. La réflexion serait plus utile si nous pouvions conserver à la pensée sa forme primaire, si nous avions les outils pour conserver son aspect éclairant sans avoir à la faire rentrer dans les formes, pas toujours précises, dans ce contenant standardisé qu'est la parole.

A ta dernière visite, il y avait cette distance physique, claire. Ce type, dont tu m'as parlé beaucoup. De qui tu es tombé amoureux. Il occupait ton esprit, ton cœur, surtout. Au fond, cette visite t'avait permis d'échanger à son propos avec moi. En vieux amis. Mais j'avais compris qu'un éloignement se produisait. Je m'étais dit que ce serait, peut-être, ta dernière visite d'amant. Simultanément, je refusais cette idée; je souhaitais que tu parviennes à te partager, comme je l'ai souvent fait. Mais comment être sûr d'une chose juste perçue, non dite, non questionnée, dans ce domaine-là? La confirmation de ce que l'on ne peut pas vraiment qualifier d'intuition pure (dès lors que les signaux physiques étaient suffisamment clairs pour que je les perçoive), cette confirmation est arrivée jeudi par un texto; la réponse à une allusion à mon excitation, que j'avais écrite quelques minutes auparavant. Donc, tu imaginais venir me voir en vieux pote, à qui l'on peut tout dire, avec qui l'on partage différentes drogues, avec qui le sexe appartient au passé. Mais pas dans mon esprit. Et si je n'avais pas rédigé ce message au ton badin, je réalise que tu serais venu comme ça, innocemment, et tu m'aurais simplement refusé l'accès à ton corps, le moment venu. J'aurais alors eu la tâche de te renvoyer, car il aurait été hors de question que je partage mon lit avec toi, dans ces conditions. Je pourrais t'en vouloir de n'avoir pas annoncé la couleur, d'avoir attendu la veille de ta visite, d'avoir attendu ce ce texto, pour être clair sur tes intentions.

Samedi soir. La nuit vient de tomber. A l'arrêt Cécil, quelques voyageurs montent et descendent du bus où je suis assis. Mon regard erre sur les voitures, à côté, qui attendent le feu vert. J'imagine alors que tous ces gens qui pianotent sur leurs volants ou sur leurs téléphones en patientant dans leurs véhicules seraient également là, à ce moment, dans le même ordre, si tu étais venu comme prévu, pour le week-end. Rien n'aurait changé. Je ne les aurais simplement pas vus. Cette scène anodine aurait eu lieu sans moi pour l'observer. Car nous aurions été ensemble, peut-être dans mon salon, peut-être sur la terrasse, ou peut-être même ailleurs. J'aurais goûté un peu de ton champignon magique. Découvert cet "espace" que tu te promettais de me faire découvrir. Ecouté comme souvent tes paroles, ces développements de ta vie si riche en changements, un peu étourdissante, ces dernières années. Mais peut-être suis-je envieux de cette excitation qu'amène le changement, moi qui vis dans la stabilité...

Je dois faire ce petit deuil, celui d'une relation d'amour-amitié épisodique, qui dure depuis douze ans. Peut-être que l'amitié restera. Peut-être le sexe réapparaîtra-t-il, un jour, plus tard. Je ne sais pas. Je suis au courant de ta recherche d'absolu, en la matière. Elle arrive au moment où cet idéal m'a quitté, alors que j'ai compris la vanité de cette quête, sa futilité, à mon âge; la nécessité de s'alléger de ceci, de passer à autre chose (je ne dis pas que c'est facile, lorsque les vieilles habitudes, les vieux réflexes persistent, surtout face à un écran). Mais nous sommes différents: peut-être y trouveras-tu malgré tout un accomplissement? Ou alors, dans deux ou trois ans, au tournant de la cinquantaine, lorsque ce feu impérieux de la jeunesse se sera transformé en braise, pourrons-nous reprendre nos agréables routines occasionnelles?

Je me félicite de ce que tu vives comme ça, dans la recherche effrénée, sans trop de mesure, contrairement à moi. Je me félicite surtout d'avoir compris avant que tu dises. Je me félicite aussi de ma réactivité. De n'avoir pas renoncé au sexe, ce week-end. Je me félicite de mon dynamisme.

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