Le serpent de Plantour

Descendre du train à Aigle. Traverser la place de la gare. Longer la poste. La rue Margencel, livrée au soleil cuisant. Remonter l'avenue des Marronniers, maintenant dotée d'une série de candélabres (l'absence d'éclairage public lui valait autrefois le nom officieux de rue des amoureux...) Quartier de la Chapelle, maisons d'autres siècles, portes et encadrements austères. Puis des petits chemins qui se faufilent entre les clos des vignes, parsemés de maisons, de chalets parfois, aux noms des cimes dominant la plaine (Le Chamossaire, La Valerette...) Au tilleul (rajeuni) de Passenches, où se rendaient les honneurs funéraires, prendre à droite. Sur les murs des vignes, nos ombres font détaler les lézards. On croise deux promeneuses sexagénaires, qui rendent à peine notre salut, puis deux enfants chaussés de sabots Crocs, promenant un chien. Il faut un peu de volonté pour marcher jusqu'au cimetière, très à l'écart du bourg, au pied de Plantour, colline d'arbres et de courts pans rocheux. Une fois dans l'enceinte, remonter le temps en suivant les dates sur les stèles, dont la hauteur semble réglementée. 1987: voici la tombe de Pap, avec un pied fleuri d'immortels, bien arrosés (Yves doit s'occuper de la faire entretenir). Le lettrage métallique épèle le nom, les chiffres des années puis, en plus petits caractères, l'épitaphe "On a bien ri", qu'il disait en plaisantant vouloir pour sa tombe. Un souhait folklorique qu'Yves avait fait exécuter. A l'époque, j'avais trouvé cela étrange et surtout convenu, par rapport au personnage qu'il fut; cela renforçait ce côté pitre de mon grand-père, que je voyais plutôt comme une façade, un rempart derrière lequel il cachait sa véritable personnalité (mais je me dis qu'il s'agissait peut-être d'une forme de pudeur.) Je n'étais pas sûr que de graver ceci dans le marbre soit une bonne idée. Mais je pense qu'à la place d'Yves, j'en aurais fait autant, aujourd'hui. Et dans la tristesse, l'austérité environnante, le tragique des tombeaux des familles balkaniques où les noms des survivants sont déjà gravés aux côtés de ceux des défunts, ces quelques lettres ondulant sur le granit amènent une légèreté bienvenue.

Quelques rangées plus à l'ouest. Année 1981: voici la tombe de Mamour. Elle a aussi son pied d'immortels. Mais à la base de la stèle (même granit, même lettrage) pousse, oblique et décidée, la fleur d'une plante grasse, probablement importée d'une tombe voisine. Un clin d'œil de la nature, pour elle qui aimait tant les plantes, et qui entretenait une collection de cactus sur les marches de son escalier. Juste à côté, une tombe abandonnée. Un jeune homme de 24 ans repose ici: David. Ce fait-divers atroce me revient: employé à la cimenterie de Roche, il s'était fait happer dans une machine qui avait accroché son tablier. Son corps avait été brisé. Cela m'avait marqué car on prétendait qu'il était gay et, en pleine découverte de mon orientation, je m'intéressais à lui. Il avait dix ans de plus que moi. Je le revois vaguement: grand, les jambes arquées. Roulant en vélomoteur; fréquentant le café du Casino avec quelques copains. Personne ne fleurit plus sa tombe.

Quittant le cimetière, on prend la route du château, bordée de belles fontaines aux vieux bassins de granit gris. Au pied du monument, musique et stand de churros, parasols... La fête du Premier-Août se prépare. On bifurque sur le chemin qui part à l'assaut de la colline, au lieu-dit Sans-Souci – mal nommé en ce jour de mauvaise nouvelle, qui engendre un silence plombant. Montée éprouvante dans la forêt, les maillots sont vite mouillés. Je m'arrête pour pisser au bord du sentier. Au bout d'un court moment, mes yeux sont captés par un mouvement dans les feuilles mortes, les branches sèches, à moins d'un mètre: j'ai dérangé un long serpent gris et brun. Peut-être une couleuvre d'esculape. A peine le temps d'appeler Pascal que la queue pointue disparaît sous les branchages. Trop tard... On reprend la montée, en faisant attention où l'on pose les pieds. Enfants, les adultes nous prévenaient des dangers de Plantour: chutes et serpents. Les rares fois où l'on y montait, avec les copains, j'étais terrorisé, je frappais le sol à chaque pas. Mais les serpents sont bien plus craintifs que nous.

Enfin, voici le petit belvédère piqué d'une girouette métallique aux armes du canton, qu'une légère brise fait osciller régulièrement; son reflet silencieux passe et repasse sur les buissons alentours. On domine la plaine bruissante de trafic, avec son réseau de routes, sa voie ferrée; le rectangle arboré du golf de Montreux. Le bourg, dont on ne voit que la partie occidentale, étale un gros quartier de villas dominées par la chaîne de montagnes. Au fond, le lac, comme un trait gris-bleu dans ce fond de toile légèrement brumeux. Après, le sentier continue vers le hameau de Verschiez, d'où l'on remonte sur le flanc de la Glaive, où il prend des allures provençales, avec sa pierre calcaire et ses pins qui cuisent et embaument l'air chaud. On pourrait se croire loin de la civilisation sans le bruit du trafic qui monte de la plaine. Bientôt, on domine Ollon.

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