Un Scrabble


Je me souviens qu'un après-midi – c'était encore au Cosmos, j'avais une dizaine d'années –, j'étais venu vous dire bonjour. Agnès et Germaine étaient ici en vacances, une petite semaine. Enfant unique, j'adorais cette compagnie de vieilles dames. Trois sœurs, plutôt pittoresques au fond.  L'exotique Agnès, boulotte, énergique, qui parlait, sa cigarette coincée au coin du des lèvres. Il lui arrivait de s'asseoir brusquement au piano, un torchon à vaisselle sur l'épaule, pour plaquer quelques accords sur le vieux Janovsky atrocement désaccordé. Accords foireux, auxquels s'ajoutait le tintement des breloques qui prenaient la poussière, parmi tout un fatras de bibelots posés sur l'instrument. Cela se passait dans la chambre du fond, celle en face de l'entrée. Agnès y dormait. Elle donnait des conseils sur tout, à tout bout de champ, toujours sûre d'avoir scientifiquement raison.
Derrière ses lunettes, Germaine, était beaucoup plus nuancée. Plus réservée. Moins drôle. Plus secrète. Dans sa bouche, des expressions étranges, prononcées avec cet étrange accent nasal de Neuchâteloise qui a passé la plus grande partie de sa vie à Zurich. Par exemple, elle ne disait pas "penses-tu!", mais "pense-toi!".
Et toi, l'aînée. Avec ton assurance, ton énergie. Ton corps douloureux, aussi. Ta fatigue, et ta tristesse, que tu cachais derrière un sourire plissé.
Ce jour-là, vous m'aviez offert de disputer une partie de Scrabble. Sans doute une partie pour beurre, pour vous autres, expertes lettrées. Je n'avais bien sûr pas le niveau. Moi, je cherchais à poser des mots; vous autres, vous saviez comment poser adroitement ces encombrantes lettres à dix points. "Vous vous rappelez quand maman voulait toujours écrire "daw" en remontant?", demandait Agnès... J'ai appris plus tard qu'à propos de votre mère, vous n'étiez pas à l'unisson. À la puberté, Germaine et toi, les "grandes", aviez subi ses colères, une certaine violence, qui s'était calmée quand Agnès et Simone, les cadettes, avaient atteint cet âge où les filles deviennent en quelque sorte concurrentes de leurs mères. Elles avaient eu droit à plus de douceur. Agnès idolâtrait sa mère, écrivait des poèmes en son honneur; Simone n'était plus là pour en parler. Vous deux, vous étiez plus réservées...

Nous avions joué une heure, et puis nous nous étions mis à bavarder. L'après-midi était bien avancé. Les carreaux des fenêtres bleuissaient derrière leurs voilages. Toi, tu étais peut-être partie à la cuisine, faire du thé. Ou alors commencer à préparer le souper. Et le moment où je devrais m'en aller approchait; il rampait, là-bas, au fond du couloir, dans le vestibule obscur où s'empilaient des dizaines de chaussures sans âge (snow-boots en fourrure, sandalettes aux brides écrasées), dans ce purgatoire à l'éclairage défaillant, où veillait une armoire aux portes disjointes, sur laquelle on apercevait des boîtes à chapeaux.
Oui, il allait falloir partir. Des lampes avaient déjà été allumées dans le couloir, de même que le lustre, qui brillait au-dessus de la table de la salle à manger où demeurait le plateau délavé du Scrabble, les mots encore formés, les lettres à peine dérangées par le cendrier.
Là-bas, derrière la porte, je devinais l'escalier déjà plongé dans la pénombre. Pour certaines raisons, je redoutais le moment où il faudrait m'y élancer. Deux étages dans cette odeur indéfinissable du cinéma, tabac, cigare, parfums, chauffage central. Sur le palier, on trouvait le fauteuil de la voyante, meuble triste et fatigué où personne ne s'installait jamais. Je savais que les adieux se feraient là: vous, mal éclairées dans l'encadrement de la porte, vos voix résonnant dans la cage d'escalier. Moi, remontant ma fermeture Éclair, me retournant une dernière fois en longeant la collection de cactus, posés sur les marches, devant la fenêtre qu'on ne pouvait pas ouvrir, barrée qu'elle était par le limon oblique de l'escalier. Une des aberrations architecturales de l'immeuble... J'atteindrais l'étage intermédiaire, avec son tableau électrique, ses portes closes à la teinte verdâtre. Puis, la rampe du bas, avec sa fenêtre noire dont les carreaux vibraient au passage du tram, ses objets abandonnés depuis des années sur les dernières marches. Et tout en bas, le radiateur, dont la chaleur marquait le mur de traînées brunâtres. Il faudrait que je me maîtrise. Que je n'accélère pas. Que je me persuade que personne n'était en embuscade, au passage de l'épingle à cheveux précédant la seconde volée de marches. Que je ne panique pas, que je ne bondisse pas dehors, courant comme un diable, laissant derrière moi béer la porte d'entrée.
Je tentai une manœuvre grossière pour que l'une d'entre vous, Agnès, ou peut-être même Germaine, pourquoi pas, me fasse un pas de conduite, m'accompagne jusqu'en bas, à la porte de l'immeuble. Mais ma tactique fut vite décodée. "Ah mais non! Nous on a de vieilles jambes et toi, de toutes jeunes jambes, alors on ne va pas descendre avec toi!", me lança Germaine, d'un ton définitif. Mon regard se porta brièvement vers le dessous de la table. Je captai l'image de ses pieds, dans des pantoufles; de ses mollets truffés de varices. Oui, de solides arguments pour ne pas quitter l'étage, l'appartement douillet, pour se ménager, pour rester entre sœurs, ranger le Scrabble (option: le laisser sur la table pour plus tard), éteindre le plafonnier, quitter le séjour et regagner la cuisine pour se mettre, ensemble, à la popote en attendant le retour de Pap.
Au fond, ce n'était pas tant la terreur irrationnelle de l'escalier qui me retenait, que le plaisir de rester encore un peu en votre bienveillante compagnie.

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