Adieu


Samedi

Il faut que je sorte. Que je m'aère. Je me prépare. Je n'ai plus de tête. Des messages en pagaille, des appels, c'est sans fin. Plus tôt, dans la matinée, j'ai mis de la musique, fort, j'ai passé quelques morceaux pour toi, même Je suis malade, par Dalida; ensuite de la salsa, je me suis mis à danser, d'abord en écartant les bras, puis j'ai dansé avec toi, un verre de vin rouge à la main, je pleurais et je souriais, dans le soleil printanier qui perçait les vitrages. C'était si bon. Je me prépare deux joints, je les mets dans l'étui à lunettes. Le temps passe vite. La perspective de la course en bus, interminable, me rebute. Je prends un Uber.

Il me laisse au Grand Mont. Je me mets en chemin, un chemin qu'on a parcouru si souvent quand on avait peu de temps et qu'on avait besoin de faire quelques pas; et malgré cela, à chaque fois tu hésitais sur la direction à prendre en quittant le bus, cela m'amusait toujours. Voilà, je marche et tout à coup je suis en pleine bise, une bise terrible, glaciale, un vent polaire que rien n'arrête, qui cavale au-dessus des champs glabres. Tu m'en aurais voulu de t'emmener ici un jour comme aujourd'hui! Je prends à gauche, le vent mugit dans les pylônes des lignes à haute tension. Dans le ciel, les nuages se distendent en fuyant vers le lac comme de lourds trains d'ouate. Voici le petit chemin qui part à travers champs. Et là, enfin, une éminence qui protège de la bise mordante. Je me dirige vers quelques ruches colorées, sous un bosquet. Le bon endroit pour m'en allumer un, car j'en rêve. Mais j'ai oublié mon briquet. Je tâte ma poche, fouille mon sac, en vain. Très bien, je me dis, c'est qu'il ne fallait pas fumer. Je reprends le chemin, sans bonnet, la tête giflée de bise, le soleil en pleine face.

Mais deux minutes plus tard, un promeneur à chien, croisé dans la forêt, me prête un briquet bariolé. Je tire quelques bouffées profondes, à pleins poumons. Le chemin descend un peu. Je longe la haie, le ruisseau où coule une eau déjà follette de mars. Je tire encore une taffe, j'ai peur que le joint s'éteigne. La bise, la fumée, le soleil essorent ma tête, qui me semble enflée. J'avance vers la déchetterie, juste avant la grand-route, si dangereuse à traverser ici. On a heureusement rebouché le gros fossé sablonneux qui nous avait obligé à des acrobaties, la dernière fois où nous étions passés par là.

A Romanel, le kiosque est ouvert. J'achète un petit briquet vert, de l'eau gazeuse, un express. Des choses qui vous font la vie agréable. Ou supportable. Je ne prends pas le train, je rentre par Jouxtens. Encore les pylônes, les câbles chuintants là-haut, l'autoroute qui gronde derrière les grillages du pont. Les villas, derrière leurs haies de thuyas, les arbres des jardins, les quartiers résidentiels. Quelques passants. Un couple de sexagénaires devant moi, qui se donne la main. Le soleil part et revient, occulté parfois par une masse nuageuse argentée, qui gonfle au-dessus du lac.

Je retrouve Denis devant ma porte. On monte boire un thé. Le soleil couchant incendie le salon, ravive le rouge de la rose sur ton oreiller. Et puis on part. Te voir. Je veux dire, voir ton corps, dans sa chapelle. Je ne veux, je ne peux pas faire l'économie de cette visite. Il faut que je sache que tu es bien installé. Taper le code qu'on nous a donné, descendre l'escalier, lire ton nom sur un écran bleu. Box J. Une petite chambre, une lampe jaune. Tu es là. Ton corps est là. Je suis détruit. Je te parle en pleurant, je t'embrasse. Un moment implacable, une confirmation atroce de la réalité. J'ai envie de partir et j'ai envie de rester. Rester est impossible. J'allume le cierge à ton chevet.

Dimanche

Tout est réglé pour demain, enfin. Vers quatorze heures je prends le LEB, j'ai mon briquet cette fois, et un thermos de thé. Romanel, encore. Beaucoup de monde au parking du Taulard. Promeneurs, enfants, chiens. Je prends le chemin, entre dans le bois, je laisse une famille assez lente descendre dans le "trou de la sorcière". Je m'arrête devant la petite cascade du ruisseau des crapauds. Ici, je me dis. Pourquoi pas? Je continue. Piétine derrière la famille lente, la grand-mère au pas mal assuré dans les marches raides et inégales et encore boueuses, je les dépasse sur le pont. Le soleil à travers les arbres, le printemps. Je fume prudemment, j'ai peur de m'exploser la tête. Et là, je te sens avec moi. Je longe en hauteur la Mèbre, qui zigzague et scintille au fond de son vallon. Voici enfin l'escalier de bois, la cascade où je pensais disperser tes cendres. Mais là encore, des gens, promeneurs du dimanche. Une famille fait des selfies. Je m'avance vers la chute d'eau, pour m'imprégner du lieu. C'est un endroit trop connu, très bruyant en fait; et là-haut, en face, au-dessus des arbres, il y a le viaduc de l'autoroute... Non, ce ne peut pas être ici. Je poursuis, le sentier passe entre de très gros blocs erratiques. Je décide d'obliquer, de quitter le chemin fléché. Je contourne la molasse moussue, que des arbres ont depuis longtemps colonisée. Et là, derrière, bien à l'abri, la rivière, apaisée, miroite et chante. Ce sera là.

Je regagne Crissier. Je m'assois deux minutes sur les marches du café en exil, en plein soleil. J'allume un autre pète, de CBD cette fois. A ma gauche, au flanc d'une vieille épicerie, d'antiques portes de cabinets, percées d'oeilletons en forme de coeur. Tout à coup, l'une d'elles se met à grincer, le vent la tire, l'ouvre, la met face à la lumière du soleil, qui allume ce coeur. Je comprends tout de suite le message. Je me lève, je souris, je t'adresse, avec mes mains, un signe de coeur, en retour; de ceux que l'on fait, en joignant les doigts repliés et les pouces, à la fin des concerts. Et je comprends que tu es là. Que tu es où je suis. Que je fais juste.

Merci.

Je rentre par Renens. Le bus arrive immédiatement. En fin de journée, Brigitte me rejoint. Daniel a imprimé les photos pour demain, il les a encadrées. Elles sont superbes. Brigitte aussi veut te voir une dernière fois. Il faut retourner à la crypte. Nous sortons à la nuit tombante, la douceur de la journée a fait place à une fraîcheur piquante. Elle marche lentement, une allure ridicule. Pour retarder, bien sûr, cet instant terrible. Pourtant nous y voilà. Le digicode, le gel hydroalcoolique. L'escalier. La porte avec une plaquette à ton nom, comme dans un immeuble. Et là, revoir le cercueil, ton corps absent, cet air gourmé qui n'est plus le tien. J'embrasse ton front glacé une ultime fois. Je touche ton visage émacié, vidé, tes belles lèvres jointes. Je dis adieu à ton corps qui fut si beau.

Adieux

J'ai compris qu'il faut mettre un terme à ces pages. Car elles sont liées, maintenant, à ce chapitre de vie que nous avons écrit ensemble. A nos années, notre coeur de vie. Notre été superbe. Aux jours puisés dans ce stock de bonheur que j'ai (follement) cru sans fond. Maintenant, rien ne sera plus pareil, bien sûr. Je suis encore porté, mais je redoute le premier trou d'air; le moment où quelque chose me fera douter, me fera croire que tu ne me soutiens plus. Que je suis vraiment seul. Ces deux derniers jours, en chemin, presque tout le monde m'a souri.

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