Virage


Cher D,

Tu sais qu'il y a des moments qui, même insignifiants, marquent nos vies à jamais. Ils s'inscrivent comme des balises dans le fil du temps gravé dans nos mémoires. Ce sont sans doute des symboles, des ancrages, qui résument peut-être un état d'esprit, un virage à venir ou en cours? C'est peut-être ça.

C'est pourquoi je garderai toujours le souvenir de ce soir où, sur un signe de ta main, j'étais venu te rejoindre sur un podium au bord de la piste, presque au fond de la salle. La soirée commençait. Toi, moi et les autres nous avions pris place dans une fusée qui atteignait sa pleine vitesse en direction du plafond de la salle, où brillait une énorme boule rougeoyante. Les basses cognaient comme toujours et nos corps épousaient ces ondulations; et nos bras étaient des serpents; et nos regards se souriaient; et nos yeux regardaient au-delà de tout; et nos peaux s'appelaient comme dans une fraternité de toujours. Et toujours cette boule au plafond. Et je distinguais, dans le lointain et l'obscurité de la salle aux murs noirs, la porte d'où d'autres continuaient d'arriver, quand cette sensation fabuleuse, ce détachement de tout, merveilleux! m'a happé la tête. J'étais libre comme je l'ai rarement été. Tout était possible, tout était encore à venir.

Le taf, les désagréments, tout s'est fondu, consumé en un instant souriant pour ne laisser qu'un résidu qui s'envolait au plafond, comme ces fins papiers qui enveloppaient autrefois les oranges, que l'on pliait en torche pour y bouter le feu. Il se transformaient instantanément en une résille de cendre grise. Si elle s'envolait, il fallait faire un voeu.
Vite!

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