Yann, Bernard, Alex et les autres

"C'est incroyable", me dit Bernard (à qui je raconte que j'ai récemment mangé avec Yann) "cette façon que tu as de rester en contact avec les gens. Si on entre dans ta vie, on n'en sort plus!" Je réfléchis à cette affirmation, à la fois vraie et fausse. Il a fallu un hasard pour que je retrouve Yann. Mais, vivant à une dizaine de kilomètres l'un de l'autre, et fréquentant épisodiquement les lieux et manifestations gays, il était statistiquement impossible que nos chemins ne se recroisent pas un jour, en l'espace de douze ans. Suffisamment de temps, en tout cas, pour que se soient évanouis les motifs pour lesquels j'avais estimé indispensable, un soir, de couper les ponts dans un geste que je croyais alors définitif. Mais je ne renie pas mon choix. Je crois que cette rupture, en fin de compte provisoire, était nécessaire pour clore une relation qui avait pris un tour délétère et qui me devenait trop pesante. Aujourd'hui j'écoute Yann, je contemple son visage raviné, tourmenté, comme je regarderais, d'un balcon ou d'un quai, les vagues d'un lac tempétueux; je n'aurais toutefois plus l'intrépidité de m'y aventurer en barque — même rameur chevronné.
Au cours de ce repas, je lui parle d'Yves, des ponts coupés depuis tant d'années avec ma famille. Des raisons que j'ai d'agir de la sorte. Voilà quelque chose que j'aurais pu répondre à Bernard hier soir. Des gens qui étaient dans ma vie depuis toujours, et qui en sont sortis. Je me demande quelle serait mon attitude en découvrant, demain dans le journal, l'avis mortuaire d'Yves? Je me demande aussi, souvent, si les motifs qui me tiennent éloignés de ces "proches" (mais l'ont-ils vraiment été un jour?) restent valables. Je me prive peut-être de retrouvailles chaleureuses; de confidences, d'enseignements; je me prive de liens — qui sont mes cousins? je me prive de mes racines, d'une certaine manière. Peut-être un lien pourrait-il être ressuscité, affranchi du poids de vieux contentieux désormais sans objet? Peut-être...
Enfin il y a Alex. Il n'est de jour où je ne ressente cette épine dans le pied. Récemment, ce grand escogriffe (déguisé en Betty Boop, mais affichant ses signes distinctifs doublés dune "headline" l'identifiant plus sûrement qu'un passeport biométrique), ce bobet-là donc, vient consulter mon profil sur le chat. Deux fois en deux minutes. A la seconde visite, je l'identifie. Mon réflexe est de le bloquer. Un aveu de faiblesse? Peut-être. Mais plus tard, je repense à son pseudo, quelque chose comme "Poupoupidou". Me faire ainsi une visite à peine masquée, avec une telle carte de visite! Te rends-tu compte, cher Alex, de l'aveu que cela représente, eu égard au titre de la chanson dont est extraite l'interjection qui te servait, ce jour-là, de pseudonyme? Sûrement pas. Ton inconscient te joue d'amusants tours.

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