Le Signal de Bougy


Mon grand-père s'entichait toujours des nouveautés. Il aimait essuyer les plâtres des nouveaux centres commerciaux, prendre les nouveaux trains, découvrir de nouveaux buts de promenade. Quand le parc de loisirs du Signal de Bougy s'est ouvert, il ne se lassait pas de nous y emmener. Ils arrivaient le mercredi en début d'après-midi. Il me tendait un paquet rose et brillant de chewing gum Hollywood, arôme fraise, que je dévorais aussitôt. Puis on s'entassait à cinq dans la 404 qui sentait la fumée et le skaï brûlant, lui au volant, ma grand-mère à côté, tandis que l'on me coinçait entre mes parents, à l'arrière, dans cet espace détestable où était un accoudoir escamotable sur lequel on m'interdisait de m'asseoir. Une brève marche arrière et nous voilà partis. A travers les vitres, le paysage si quotidien se mettait à glisser: la fontaine, la terrasse du café, ses parasols, la cour de la poste avec Thierry sur un vélo qui nous regardait en clignant des yeux, puis le transformateur défilaient successivement dans le bruit sacadé et inimitable du moteur Peugeot. Comme on traversait le chapelet de villages de la route de l'Etraz, tout l'habitacle (à l'exception de ma mère) fumait à pleins poumons: Pap pinçait un cigare entre deux doigts négligemment posés sur le volant, Mamour tirait sur une Laurens Orient, tandis qu'à côté de moi, mon père grillait, dans les courants d'air nécessaires pour dissiper les volutes de cette tabagie, une Gauloise bleue sans filtre. Heureusement, la route n'était pas trop longue: on arrivait avant que la nausée ne me prenne — car c'était bien connu: je supportais mal la voiture. Peu avant d'atteindre le parking, on traversait le hameau de Pizy, où le chemin longeait, en contrebas, une masure dont la vue suscitait à chaque fois la même plaisanterie: "Tiens! voilà une jolie fermette à rénover!" Sinon, le soleil nous égayait et les femmes chantaient volontiers une rengaine de l'époque, dont le refrain répétait inlassablement "Cha-lalalala oh-oh-oh!" Hors de voiture, on partait à l'assaut de la colline, je sautais dans le ruisseau, je rampais dans les tubes de béton, j'admirais le totem indien; parfois, on allait au Guignol, ou on descendait voir l'âne, puis on prenait quelque chose à la terrasse du self-service avant de retrouver la voiture, dont les sièges me rôtissaient les cuisses.
Hier, notre troupeau parti d'Aubonne attaquait le Signal par sa face avant. Entre les vignes, des routes bétonnées et poudreuses franchissent l'autoroute et sa haie de lignes à haute tension: une pente douce jusqu'à la halte CFF de Perroy. Puis le chemin vire à gauche et c'est la montée, massive, implacable. La bise efface la sueur et fait claquer les dossards de papier sur nos torses. Le soleil tape. Un village aligne des maisons cossues, là-haut au bout du ruban gris: Bougy-Villars. Une pensée obsédante: ne pas céder à la tentation de marcher. Courir, lentement mais courir. Ravitaillement au village entre les façades blanches, solaires. Puis une légère descente, virage à gauche, un nouveau rec, terrible aussi, qui se prolonge dans la forêt. On dépasse les marcheurs. Le panneau "Arrivée à 1 km" donne la force de gravir la côte jusqu'en haut.

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