Canasson


Parcours connu. Mais même en venant à Chavornay depuis la cinquième, peut-être la sixième fois, d'une année à l'autre j'oublie l'articulation de la course. Je sais bien que l'on atteindra rapidement, peut-être au kilomètre trois, au quatrième au plus tard, cette terrible montée, dans la forêt, ce chemin creux étroit, plutôt un lit de torrent, entre deux pans de terre abrupts hérissés de racines d'arbres qui sont autant d'encoubles. Là, on ne peut guère dépasser ceux qui se mettent à marcher, soufflant épais, vous forçant à interrompre le pas de course pour épouser leur peine. On enrage mais c'est inutile, il faut patienter, attendre que le sentier s'élargisse au haut de la côte pour relancer péniblement le moteur. D'une année à l'autre on oublie toujours quelque chose: un chemin s'enfonce un peu plus profondément dans la forêt, un bout droit paraît subitement long, on confond deux courbes... Et puis Chavornay, Genolier, La Sarraz, autrefois L'Isle, Aubonne, maintenant Mézières: toutes ces étapes finissent par se ressembler; la mémoire brasse les images, on finit par tout confondre. De toute façon on vit dans un mouchoir de poche.
Et puis à Chavornay, je ne peux m'empêcher de penser au Pépé. Je me demande toujours, en longeant la rivière, en passant vers tel vieux moulin perdu dans la forêt, s'il lui arrivait de venir se promener, enfant, si loin du village...
Refaire, année après année, le même parcours. Encore une habitude. Un rituel. Il y a ces deux kilomètres à travers bois, en légère pente. Là aussi, le sentier est étroit. Nous voici donc canalisés. On forme un train qui va sa propre allure. Alors on n'a plus vraiment l'envie, ni l'énergie de dépasser. On se fait une raison. Les uns derrière les autres, on court. Ce soir, la lumière était exactement la même qu'en 2006 et je me suis souvenu avec précision de mes pensées d'alors – peut-être parce que je les avais, déjà, consignées ici... J'étais en pleine préparation du marathon de Berlin, au top de ma forme. Ce soir au contraire, je tire une jambe gauche pleine de douleurs fugaces, électriques, même pas lancinantes, même pas virulentes. Juste gênantes.
Mais revoici le chemin bétonné. Je reconnais le coin du bois, le virage à droite, les derniers mille cinq cents mètres (Poulet, je les cours pour toi, comme promis). Maintenant le sentier suit l'orée, on foule l'herbe souple, verdoyante; à gauche, un verger aux branches alourdies de pommes. On est face au Jura magistral, une masse bleu marine. Au-dessus de l'échancrure d'une vallée, le soleil blanc, aveuglant, jette ses derniers feux dans l'air frais. Il ne tardera pas à disparaître, avalé par la montagne; et quand douchés, restaurés, nous marcherons vers les voitures, la crête sera surlignée, sur toutes sa longueur, d'un liséré électrique, sidérant le ciel partagé entre noir et indigo. Chavornay, début septembre, les douces habitudes, les lumières magiques de l'arrière été. J'aimerais que cela ne cesse jamais.

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