Rage 13


En abordant la vallée de la Limmat, la voie ferrée longe brièvement l'autoroute. Au loin, l'horizon se piquette des milliers de fenêtres éclairées sur le flanc du Hönngerberg. Je regarde filer les voitures. Notre train va plus vite que ce serpent de lumière blanche et rouge. Et je me souviens du temps où, moi aussi, j'allais au Rage en voiture. Comme la route paraissait longue! Interminable. Je m'arrêtais souvent dans les restoroutes pour pisser, acheter quelque chose à manger, à boire. Dans mon esprit, tous les garçons sexy croisés dans ces haltes, dans les stations-service, tous allaient aussi au Rage. Je prêtais à ces soirées une ampleur totalement déraisonnable. Un soir, j'avais même quitté l'autoroute vers Berne, exprès pour prendre un Viagra, en calculant le temps nécessaire pour qu'il déploie pleinement ses effet à mon arrivée à Schlieren. Quel cirque! En ce temps-là je me compliquais passablement la vie. Par exemple, j'ignorais les facilités de vestiaire du bar. Une fois, j'ai fait le trajet Lausanne-Schlieren en latex sous mes vêtements. Une autre fois, je me suis changé dehors, près du Rage, caché derrière ma voiture. De sorte que j'arrivais sur place en tenue, comme si j'habitais à côté. Mes retours n'étaient pas plus simples. Je ressortais souvent vers les 3 heures, en faisant un détour par le Mc Donald's d'Altstetten, ouvert la nuit. J'y mangeais un hamburger arrosé d'un Coca-cola ou d'un café, avant de reprendre la route, avec l'idée de rentrer immédiatement. Mais la concentration qu'il me fallait pour quitter l'agglomération s'ajoutant à la fatigue et à l'effet hypnotique de l'éclairage des tunnels du Baregg avaient raison de ma détermination à rentrer d'une traite. Je m'endormais systématiquement au volant à la hauteur de Mägenwil. J'arrêtais ma voiture sur une aire de repos. Plusieurs fois, la police m'a réveillé en me braquant avec une torche pour contrôler mes papiers. Je devais avoir l'air d'un vagabond... Je reprenais la route, fracassé, dans la lumière brumeuse du matin...
C'est probablement Jean-Pierre qui m'avait fait découvrir le Rage. A la fin des années nonante, je ne connaissais que le Phoenix, un autre endroit de perdition, quasi introuvable, planqué au fond de la zone industrielle d'Urdorf. La première fois où nous y sommes allés, il conduisait son Opel break et ne retrouvait pas son chemin: on se perdait dans la voirie compliquée qui relie Schlieren à l'autoroute A1, passant et repassant au-dessus du faisceau des voies ferrées, large comme un fleuve, dans un sens, puis dans l'autre. A un moment, près des laboratoires de la confiserie Sprüngli où nous faisions demi-tour pour la deuxième fois, il a fait un début de crise de nerf et j'ai cru qu'il allait se mettre à pleurer de désespoir. Comme un enfant. Mais on a fini par trouver.

Samedi soir, les 13 ans du Rage. J'arrive vers 23 heures, je me change dans l'entrée. Me voilà en latex. Le club se remplit. Je me sens à mon aise, comme chez moi. Plus personne ne m'intimide. Quelle chance d'avoir un peu vieilli... Je vais dans une cabine avec Rob – celui qui aurait dû venir passer le week-end chez moi. Après un moment de jeu, trempés de sueur dans nos vêtements de caoutchouc, nous faisons une pause. Je descends au sous-sol un moment. Un barbu m'envoie des signaux, je l'emmène dans une autre cabine. Celle qui a une croix de Saint-André. Il a des tétons énormes et soyeux. Par terre, la poubelle. Ce bidon de fer blanc m'est familier: je l'ai sur une photo qui date de bientôt dix ans... Alors que les claquements d'une fessée résonnent derrière la cloison, je me souviens avec nostalgie des bons moments que nous avons passé dans ce même réduit crado, avec Jean-Pierre.
Se peut-il vraiment que je vienne là depuis 13 ans?

Dimanche après-midi, le train du retour est bondé. Je m'installe à côté d'un quadra, prof d'université sans doute, il annote les pages d'une thèse. Je vois qu'il connaît les signes de correction typographique... En face, une fille d'environ 25 ans, visage volontaire, tourne les page de la NZZ am Sonntag (son exemplaire était-il sous presse cette nuit, alors que je longeais l'imprimerie, entre la gare de Schlieren et le Rage?) La voilà qui fait une moue amusante, elle tire un bout de lange en secouant la tête d'un air excédé et désolé, replie brusquement sa page. L'article qu'elle lisait devait être vraiment barbant, ou lui sembler totalement vain. Comme on arrive à Berne, elle rassemble les cahiers de son journal, et après avoir plié le tout en deux à coups de tranchant de la main, parvient à faire rentrer ce bloc de papier dans son petit sac à main. Sur quoi elle se lève d'un air décidé et enfile une veste un peu ridicule par dessus son pullover gris. Dommage qu'elle parte: je l'aimais bien.
Je n'ai presque pas dormi, je suis ébriqué. Je regarde défiler le paysage sous une lumière morose, celle d'un moment de flottement, entre la fin de l'hiver et le début du printemps. Un seuil. Le prof a posé sa copie, sorti son iPod, décroché sa veste, sous laquelle il s'est pelotonné. Mais je vois qu'il n'arrive pas à dormir... Aucun rendez-vous, aucun stress. Juste un dimanche sans enjeu. J'adore rentrer de Zurich dans cet état semi comateux. Chez moi, je reprendrai une douche, mangerai et me brosserai enfin les dents.

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