Cher Bertrand

La date me rappelle que ce serait aujourd'hui ton anniversaire. Quarante-six ans. J'essaie d'imaginer ton visage et il me semble que j'y parviens. Ce serait celui que tu avais à l'époque, effilé, anguleux; simplement, il serait un peu marqué. Légèrement. Le temps aurait glissé sur toi sans t'égratigner. Quelque chose me fait croire que tu aurais gardé les cheveux mi-longs, et qu'ils seraient carrément gris.Bien sûr, je me demande si nous serions restés en relation. Certainement pas. Pour mille raisons: tu aurais peut-être déménagé à l'étranger, au Brésil par exemple; ou, tout bêtement, nous nous serions perdus de vue.

Mais lointain, tu l'étais déjà lorsque nous étions dans la même chambre. En réalité, tu étais loin de tout. Je pense que c'est cela qui désespérait ta maman, cette distance: ce désintérêt qui t'habitait si profondément. Rares étaient les instants où quelque chose t'animait. A part peut-être, quand tu skiais. Ou quand tu écoutais certains disques, sur la chaîne stéréo qu'ils t'avaient acheté, dans ta chambre minuscule au bout du couloir. Ta mère, je l'aimais car elle représentait, à l'époque, ce qui me semblait être la mère idéale. Tellement plus stable que la mienne. Tellement plus classe! Elle conduisait, elle jouait au golf, elle faisait de la politique. Elle invitait tout le temps des amis à la maison. Nous nous entendions bien d'ailleurs, elle et moi. Lorsqu'elle venait à la cuisine pour demander ton avis sur la robe qu'elle venait de s'acheter, c'est moi qui le lui donnais. Toi, tu répondais d'un vague grognement, levais à peine le nez de ton assiette. Ses robes ne t'intéressaient pas. A cette époque-là, je passais presque tout mon temps libre chez vous. Le soir, ta mère m'invitait systématiquement à manger, sous la lampe rouge, dans la cuisine. Elle précisait à chaque fois: "Mais à la bonne franquette, hein!" Moi, j'aimais bien être avec vous. J'avais d'ailleurs fini par me fondre dans le décor, à tel point qu'un soir, nous regardions la télévision dans le salon, et ta maman nous a rejoint pour jeter un coup d'œil à l'écran, alors que son bain était en train de couler. J'étais dans le canapé et je l'ai vue arriver en sous-vêtements, l'œil fixé sur le téléviseur où Michael Jackson chantait"Billie Jean" en dansant sur ses dalles lumineuses. Je n'ai pas bronché. C'est toi qui as fini par réagir, par lui faire remarquer que j'étais là, qu'elle n'était pas seule. Elle a ri, m'a présenté ses excuses et a couru vers le fond de l'appartement, dans ses collants, comme une fillette. Est-ce que tu te souviens de ce soir-là? Moi, j'avais été flatté par son naturel. C'était un cadeau qu'elle m'avait fait: je faisais partie des vôtres.

Je pense aussi que nous ne serions plus en relation car en fait, dans le microcosme d'alors, je n'avais, nous n'avions pas vraiment de choix. Je t'avais pris comme ami car tu me semblais moins écervelé, plus posé que les autres. Plus distingué. J'avais besoin de m'élever un peu, alors. Et toi, que trouvais-tu chez moi? Qu'est-ce que je t'apportais? Je me le demande. Rien ou très peu, sans doute. Juste une présence. Juste un autre, avec qui monologuer et boire à la même gourde dans la longue traversée du désert de l'adolescence.

Je me souviens avec douleur de notre dernière entrevue. J'étais allé te chercher devant l'hôpital psychiatrique. Nous avions roulé jusqu'à Saint-Maurice, pour boire un café ou manger une pizza, je ne sais plus. Tu m'as raconté cette histoire extraordinaire qui t'était arrivée au Brésil, alors que tu étais sous l'effet des drogues et que tu es entré, si je me souviens bien, dans un magasin au volant de ta voiture. Et tout à coup, tu t'es mis à délirer, dans la voiture, sur le chemin du retour, le long des usines Ciba qui brillaient sous leur éclairage sidéral en crachant des panaches de fumée. (On disait qu'elles polluaient davantage la nuit, quand personne ne pouvait distinguer la couleur des rejets atmosphériques...) Je t'ai déposé, abasourdi. Peu de temps après, tu m'as appelé pour me demander si je pouvais t'héberger. Cela ne me paraissait pas raisonnable. Je t'ai déçu. Voilà le dernier sentiment que je t'aurai laissé. Et puis, plus tard, j'ai appris que tu étais parti. De la vilaine manière. Et tu sais quoi? ça ne m'a pas étonné. Accomplir ce geste fatal était dans ta nature – n'était sa violence énorme. Ton indolence. Ton désintérêt. Ta lassitude. Cette impression que tu donnais, que la vie t'était pénible, répétitive, sans attrait... Tu étais peut-être simplement dépressif de nature, et l'appel du fond du puits s'est un jour fait irrésistible? Ou bien alors t'es tu senti trahi par les tiens?
Je n'ai guère de croyance ni de certitude quant à ce qui nous attend derrière le rideau. Quoi qu'il en soit, mon cher Bertrand, j'espère que tu y as trouvé ce qui te manquait si cruellement ici. Je t'embrasse.

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