Lulu

Elle me conduit dans sa chambre à coucher. Un ordinateur est là, près de la porte, installé sur une petite table. Tapis de souris au chiffre de l'entreprise où elle travaillait: cet appareil est un cadeau des collègues, offert le jour du départ en retraite. Retraite anticipée. Elle retourne au salon près de Cédric qui lui prépare son nouveau laptop et me laisse m'affairer sur cet appareil désuet dont il faut extraire quelques fichiers. La lenteur des opérations me laisse tout loisir d'observer la pièce où je me trouve. Ampoule trop forte dans le plafonnier. Papier peint défraîchi, comme tout dans l'appartement. Le grand lit occupe le fond. Chevet à l'est, au-dessous d'un poster quelconque. Couvre-lit dans les tons jaunes. J'imagine que ce lit a aussi été, longtemps, un terrain de jeux pour elle. Une femme libre, sans enfants, mariée à peine une année, à un gay. J'espère qu'elle a pris du bon temps avec le type dont la photo encadrée occupe la table de nuit, côté droit... Elle doit dormir de l'autre côté. Comme chez les personnes âgées, l'appartement est encombré de petites choses, de menus meubles d'appoint, qui paraissent inutiles. Le long de la paroi, à la suite de la tablette où est l'ordinateur qui mouline sans fin, s'alignent une armoire antimites, une autre petite table où, sous une housse de plastique translucide, sommeille une imprimante. Au-dessous, dans son carton d'emballage, une autre imprimante, qui n'a jamais servi, et qui ne servira jamais. Car les cartouches d'encre pour ce modèle ne se fabriquent plus. Elle nous raconte que la firme à qui elle commandait l'encre pour le plus ancien des appareils lui avait fait une offre alléchante pour qu'elle le remplace – ce qu'elle avait fait, certaine d'avoir une machine de réserve le jour où. Et la voilà avec deux imprimantes, l'une ancienne et fonctionnelle, l'autre neuve et déjà périmée. Ces salauds profitent de ce type de clientèle, des personnes qui ne sont plus jeunes mais qui utilisent l'informatique sans la maîtriser et pour qui chaque session doit ressembler à une marche sur de la glace vive avec des chaussures à semelles lisses. Ces rats le savent bien, les entortillent, agitent le spectre de virus pour leur vendre des antivirus. Tout à l'avenant. Chiens!
Derrière moi, à gauche de la fenêtre, une penderie dans le même bois que le lit et la coiffeuse, adossée à la paroi qui fait face au lit, entre une boîte à ouvrage et divers objets houssés. Sur le plateau, deux boîtes de porcelaine, peintes de petites roses, aux couvercles surmontés de glands oblongs, dorés. Ma mère avait exactement les mêmes, elle y rangeait des barrettes à cheveux, des sixtus... Je me souviens de l'odeur doucereuse, à l'intérieur de ces bocaux qui avaient totalement disparu de ma mémoire. Au pied du miroir, quelques photos anciennes, format passeport, en noir et blanc. Je m'en approche. Sur l'une, une vieille dame en robe sombre, des lunettes à la mode des années soixante. Sa mère. Et sur les autres, c'est elle, à différentes époques. Cheveux clairs, gonflés, coiffés en arrière, à la lionne: ce visage remonte des profondeurs. De très anciens souvenirs. Mais la voilà qui revient. Son corps amaigri, sa peau parcheminée. Une brindille à la voix un peu rauque. Avec, quand même, une flamme dans le regard. Malgré la maladie qui la ronge (elle a fumé toute sa vie), ces yeux brillants. Un solide accent vaudois. Voici quelques années, elle a tenu tête à un type qui voulait lui piquer sa voiture, un soir sur le parking de l'entreprise. 
Je regarde ce décor fané, ce corps si frêle et je ne peux m'empêcher de penser à ma mère, qui était sa copine de bureau. Du même âge. Aurais-je aussi cette impression de musée, chez elle? Me donnerait-elle aussi cette impression d'extrême fragilité? 
C'était ma marraine, pourtant nous ne nous sommes jamais connus. Elle est venue à mon baptême, quelquefois à la maison quand j'étais gamin. A ma confirmation, ça je m'en souviens. Et à l'enterrement. Je la revois à la sortie de l'église, près de l'urne: lunettes de soleil, paupières gonflées. Il m'aura fallu découvrir que Cédric est son voisin pour que nos chemins se recroisent, ce soir-là. Mais les circonstances, le motif de notre visite chez elle (faire la rocade des ordinateurs...) empêchent toute véritable conversation. J'aurais voulu qu'on s'installe au salon, qu'elle me parle de ma mère. Récupérer une ou deux pièces du puzzle... Qu'en pensait-elle? Comment la trouvait-elle? Mais je sens que ça ne l'intéresse probablement pas. Que pour elle, ma mère appartient au passé. Peut-être qu'elle n'en pensait pas grand chose, après tout.
Je les laisse autour de la table de la salle à manger, penchés sur le laptop rutilant. Il ne se passera rien. On ne débouchera pas la bouteille que j'ai amenée. Elle me raccompagne à la porte et me dis que je peux lui rendre visite, sans que je sache si elle en a réellement envie.

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1989

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