La rage

Encore le sapin de Noël décoré, la lumière douce, l'atmosphère un peu confite de mon appartement. Je vois, au coin de l'écran du PC, l'heure qui avance, passé 19 h 30, la soirée commence vraiment et je ne fais rien. Rien de prévu. Tout à l'heure j'ai fait défiler mollement la liste des films, rien ne m'a interpellé, la flemme est là, la flemme doublée d'une excitation grandissante, la faute au tchat de cette fin d'après-midi. Et je n'ai pas envie de ce vide que je sens venir, pas envie de manger devant la télévision, en regardant un film recuit comme il en passe le samedi soir, entre deux chaînes débitant des émissions de variétés où sourient d'autres personnages recuits. Non. Alors sur un coup de tête je décide de partir pour Zurich. Il me reste un heure pour me préparer, je vais dans mon placard, le pantalon en latex que je trouvais moche me paraît tout à coup parfait, je le pose sur le lit, avec un t-shirt assorti, des gants, encore quelques accessoires pour jouer avec Christian. Je me brosse vite les dents. Je pense à tout, très rapidement, emporter la brosse à dents, l'étui des lentilles de contact encore, remplir l'iPod de musique – et le téléphone est déchargé, je prends le chargeur, je le brancherai cette nuit chez Christian. Tout à coup je me sens léger, pourquoi est-ce que j'ai hésité en fait? Déjà 20h50, j'interromps la mise à jour de l'iPod, beaucoup trop longue, il faut vraiment que j'y aille, je chausse mes bottes, elles sont lourdes, la pointe en acier, ça pèse, je ne mettrai pas de baskets dans le sac tant pis. Je sors. Le prochain bus pour la gare ne passe que dans 10 minutes, je descends à pied, pas rapide, très rapide. La gare, me voilà devant l'automate, vite un billet, je vois le train arriver, plus le temps de m'acheter un sandwich, le billet sort de la machine, je cours, me voici dans le train. Ouf. Pas de sandwiches à la voiture restaurant, je prends une soupe aux tomates, un fond d'assiette pour quinze francs, mais mieux vaut éviter les mets fromageux qui me feraient sûrement péter. Je retourne à mon siège. Mes lentilles m'empêchent de lire correctement: ma myopie corrigée, me voilà carrément presbyte maintenant, super! Je pense à Pap, qui dès l'âge de la retraite a abusé de son demi-tarif CFF. Il adorait raconter qu'il allait boire le café à Lugano, manger la Tagessuppe à Zurich, qu'il avait ses habitudes au buffet de la gare de Lucerne. Finalement, je transporte une partie de son patrimoine génétique, c'est indéniable, moi qui vais vite à Zurich pour tirer un coup. Je mets mes écouteurs, voilà de la musique, joie du remplissage aléatoire, une petite surprise à chaque morceau. Les choses se gâtent à Berne, ou le train est pris d'assaut par des fêtards, genre retour de match, ou retour de ski, personnages jeunes et copieusement imbibés qui vocifèrent, trimballent des sacs garnis de grelots qui tapent sur les rambardes, ils boivent à même leur boîte de bière, s'assoient sur les marches d'escalier, l'élocution pâteuse, la voix trop forte. L'un de ces apôtres gêne le passage d'un jeune, il hausse le ton, alors je sors de mes gonds: "Ruhe!" je crie. L'autre est ralenti, mais tout à coup il prend conscience que quelqu'un d'autre que lui crie, il s'aperçoit que c'est moi, je lui demande en allemand de baisser d'un ton, est-ce qu'il se croit seul ou bien? Je suis furieux, je le fixe, il maugrée quelque chose, je le fusille du regard, le calme revient. Ouf. Je laisse redescendre l'adrénaline, j'essaie de lire, mais le journal devient inintéressant. Heureusement, ces gaillards descendent à Olten.
Zurich HB, il ne fait pas froid, dix minutes d'attente pour le S-Bahn de Schlieren, juste le temps de remonter dans le hall m'acheter des chewing gums, au fond, quelle manie est-ce que j'ai de toujours faire en sorte d'être à la dernière minute quand j'ai un train à prendre? 
Schlieren, minuit, je marche toujours d'un pas rapide jusqu'au Rage. Je monte avec ma veste et mon sac au Sector C où c'est l'heure de pointe, un attroupement confus devant le bar, la musique qui tape à fond, j'embrasse Christian, je vais au vestiaire, vite, je me change devant la glace, mon pied bute sur le bas resserré du pantalon en latex, il faut encore que je transfère l'argent de mon portemonnaie dans mon bracelet. Voilà, c'est fait. Evidemment la serrure du casier ne fonctionne pas, la monnaie reste coincée, je dois faire venir le barman. Enfin je suis au bar. Il y a le petit Peter, en cuissardes comme Christian, on se salue. Je commande une bière. Le calme revenu, je commence à suer comme après une course, mais dans le latex c'est moyen, comme sensation. On trinque avec Christian. Je me rends compte que je commence à chatter avec lui, alors qu'à la maison, j'avais envie de sexe, et me voilà à tailler une bavette. J'attaque physiquement, mais en fait je découvre que je n'ai pas vraiment envie de lui, je sens que je bande à moitié. Je ne peux m'empêcher de m'interroger: qu'est-ce qui  m'a pris? Pourquoi est-ce que j'ai fait 200 kilomètres pour ça? Mais il est trop tard pour se poser ces questions. Je suis là, les mecs passent, la musique tape de plus belle, j'enfile mes gants, on part dans le backroom. Je découvre qu'il n'y a plus de distributeurs de lube dans les cabines (mais y en avait-il?). Je vais en chercher au bar: le lube est à vendre. Cinq balles la micro bouteille de gel à l'eau, sept francs celui au silicone. Pas de petits profits. Je retourne dans la cabine mal éclairée, je ne me rends pas compte que je vide le tiers du flacon par terre en le serrant trop fort, le sol se transforme en patinoire. Je bande un peu mieux, mais il ne m'excite pas beaucoup, il est vraiment passif, il ne bouge pas, se laisse faire. Au bout d'un moment il débande, je  lui propose une pause. On retourne au bar. Je lui dis: "Sens-toi libre, si tu veux faire un tour ne t'occupe pas de moi". Pas besoin de le lui répéter: il retourne illico au backroom. Je reste un moment tranquille, puis la vérité s'impose: je me suis fabriqué une galère. Je suis là, à Zurich, sans hôtel, sans drogue (alors que Chérie et d'autres anciens DJ's du Laby mixent au Loop38). Je dépends d'un type pour passer la nuit sur place. Je rêve d'un lit. En résumé: quand j'étais à la maison, je voulais être au Rage; au Rage, je rêve de mon lit. Mon éternelle tendance à éluder le temps des transports (en l'occurrence deux heures et demie) – l'inertie que ce trajet implique – est en cause. Mon esprit voyage plus vite que le train et le S-Bahn. Quand je suis à la maison, je peux imaginer tout ce que je manque en n'allant pas au Rage. Mais en route, avec les aléas que j'ai dit, les accus ont le temps de se vider, mon énergie peut être accaparée par d'autres choses que... la chose. 
Un type m'aborde dans le coin sofa où j'attends que Christian ait fini sa tournée des backrooms. Assez sensuel, mais il sent le parfum sucré à plein nez. J'abrège. Je vais de l'autre côté de la mezzanine. Un autre type vient s'assoir à côté de moi, jeans et t-shirt. Il me parle en dialecte mâtiné de serbo-croate, je ne comprends pas un mot de ce qu'il raconte, je laisse tomber, je retourne au bar, encore une bière, le Sector C est vide maintenant. Je parle avec le barman. Christian revient, constate à son tour qu'il n'y aura plus rien à tirer de la soirée, on retourne enfin au vestiaire. Par terre, je vois une paire de gants en cuir noir très courts. Ce sont ceux du très joli garçon qui était au bar, très sec, avec un harnais. Je les embarque. Au moins ça de gagné.

Lire aussi
Rage 13

Articles les plus consultés