Sous les Dailles

"Sous les Dailles", le nom me vient comme ça, un jour, peut-être un samedi, juste au début de l'après-midi. Au moment où un rayon de soleil oblique fait luire, comme un flash, le chrome de la bouteille thermos (dite la cruche), dont on s'est servi tout à l'heure pour préparer le Nescafé, sur la toile cirée où sont encore le sucrier, des tasses... Et une carafe d'un liquide ambré, qui imbibe à mi-corps une série de footballeurs, figurines grossièrement sculptées et disposées par l'artiste un peu gauche mais obstiné qui fit, en 1961 (la date est gravée près des pieds des joueurs), cette prouesse dérisoire d'embouteiller un match aux fins de le noyer dans le marc. C'est donc à ce moment-là que je m'anime, car je viens de me souvenir d'un rêve de la nuit précédente, un rêve agréable: nous étions allés nous promener dans un endroit charmant, enchanteur même. Je formule le souhait d'y retourner immédiatement. Mon père et mon grand-père m'écoutent, intrigués. Papa m'interroge, me fait décrire cet endroit; mais j'en suis incapable. La seule chose que je peux raconter, c'est un chemin, un chemin sous des arbres. Et ce nom "Sous les Dailles", qui me vient du rêve. Mon père le répète, amusé. Sous les Dailles... Il en discute avec le Pépé. Les deux hommes déduisent, croient savoir. Nous partons. Et au moment où nous arrivons derrière le garage, là où le chemin commence à descendre, je sais: c'est ici. Sous les Dailles!

Cette promenade d'abord rêvée, nous la referons cent fois. Sous une voûte de feuillus enchevêtrés où dominent les acacias, le chemin serpente à flanc de coteau. Très vite, une odeur aigre nous prend le nez, tandis que des grognements et des cris éraillés s'insinuent par dessous les branchages: la porcherie. Un bâtiment long et délabré, où s'ébattent des cochons gris de crasse, qui se piétinent, se disputent leur pitance, pataugent dans les mangeoires, glissent dans la fange d'un enclos aux barreaux de fer qui borde le chemin. La gorge prise par les relents pestilentiels qui s'échappent de cette soue, on observe un moment leur manège. Ces curieux s'attroupent pour en faire autant. Nous reprenons notre marche. En aval du chemin, un pâturage d'un autre âge, avec des haies et de très vieux fruitiers, pruniers, pommiers, cerisiers, où quelques vaches passives chassent les mouches en agitant leurs oreilles délicates. On s'arrête sur un banc. Le Pépé tire une pomme de sa poche et la débite en petits quartiers. Il sort encore son mouchoir pour essuyer nos doigts et la lame de son couteau militaire. Au bas de la pente s'étend une plaine verte, avec la voie ferrée qui suit un moment le tracé monotone de la Venoge. Quelques villages, de petites routes, et l'éclat métallique des vilaines citernes de la Régie fédérale des alcools. Encore plus bas, les aboiements de gros chiens se font entendre. Les voilà bientôt à notre rencontre, grognant et tentant de nous intimider. Car ce sont les gardiens de la ferme foraine où vivent alors des paysans avec leur grand fils: un homme un peu agité, vêtu de chemises à carreaux et porteur de lunettes à lourde monture et verres en fond de chope. On le voit parfois au café. Pas méchant; mais il a été, enfant, frappé d'une méningite dont les séquelles en font, à mes yeux, un être inquiétant, à l'élocution pâteuse et saccadée. Continue d'avancer, m'ordonne le Pépé, rapport aux chiens. Ils ne nous feront rien.
A la ferme, la route marque une épingle à cheveux et s'oriente vers le sud. Curieuses, les vaches aux museaux roses et luisants nous font un pas de conduite le long de la clôture, jusqu'à une caravane, échouée là: c'est le "week-end" de quelques citadins. Baptisée "Bol d'Air", soignée, fleurie, protégée par un bouquet d'arbres, son jardin s'offre même le luxe d'une douche, placée sous une chasse d'eau, qu'alimente probablement l'une des sources rampantes des abreuvoirs du pâturage. Si kitsch qu'il soit, ce havre me fait rêver et j'aurais souhaité prendre moi-même, un jour, une douche sous le feuillage... Plus loin, des arbres taillés se hérissent de dizaines de rejets, tandis que du lierre monte à l'assaut de leurs troncs trapus. On descend encore. Alors se profile, à gauche, une fermette aux volets rouges. Des gens du village en ont fait leur cellier. Un vieux couple. Je les trouve rances, mal fagotés, lui en bleu de travail, elle avec un chignon, une robe nylon imprimée. Un jour qu'ils sont en veine de bavardage, elle m'offre généreusement une pomme. Un vilain fruit, petit, tavelé, farineux et acide. Ni bon, ni appétissant. Tandis que les vieux fourragent dans leur remise, je fais part au Pépé du projet de me défaire de ce fruit. Mais il me l'interdit: ce serait mal poli. Je fais donc mine de le ronger, avec un entrain mal feint, avant de le laisser tomber, au quart mangé, dans une flaque de boue. Oups! Ce geste calculé n'a bien sûr pas échappé à la vieille gerce; ça m'est bien égal. C'est sans doute ce jour-là qu'ils nous expliquent que la roulotte, peinte en vieux rose, toujours close et à jamais stationnée dans le pré derrière leur remise, avait été un temps le "week-end" de deux demoiselles, dont l'une, sexagénaire, fût ma maîtresse d'école. Elles raffolaient alors de cette roulotte; mais après l'affaire Dominici, elles prirent peur d'y dormir, loin du village, et la laissèrent à l'abandon.
Encore quelques pas, et le paysage change. La route s'interrompt à un clédar canadien (une série de barreaux métalliques de la largeur du chemin, fichés au-dessus d'un fossé de béton rempli d'herbes folles et d'orties). Franchissable par les véhicules et les hommes, ce fossé est en revanche un obstacle pour le bétail. Un jour, mon pied glisse sur l'un des barreaux et il s'en faut de peu que je me brise le tibia. Passé ce portail, la petite route devient chemin. On avance en plein pâturage, jusqu'à l'orée d'un bois. Là, sous un petit pont, le chuintement d'un ruisseau. En s'accoudant à la barrière rouillée, on voit cascader une eau grisâtre et mousseuse. Aux racines et aux basses branches flottent des guirlandes décolorées de papier de toilette... Les égouts du village, avec leurs relents de merde et de savon. Ce spectacle a pourtant le don de me fasciner et le Pépé doit souvent me prier de poursuivre, finissant par évoquer la  dissuasive présence de rats...
A partir de là, le chemin remonte légèrement, en lisière de forêt. A gauche, une fondrière entoure l'abreuvoir où je m'aventure un jour, plongeant mes chaussures neuves (semelles crêpe et empeigne de velours côtelé beige, à la grande mode cette été-là). Le Pépé a eu beau les brosser et les savonner: la Mémé avait été très fâchée en les trouvant, tachées et détrempées, sur l'appui de fenêtre...
Au pied de la pente, des bruits de chocs, de moteurs s'élevent de la masse brun-grise des Câbleries. Bientôt, la forêt nous masque la vue de l'usine. Le chemin rejoint alors le tracé du funiculaire. Déjà, on distingue le bruit métallique du câble courant sur les poulies. On retrouve le sentier qui monte vers le Pont Blanc. Passées les arches de pierre supportant la voie, il s'infléchit à nouveau et longe la voie, sur un tapis de pierres jaunes. La forêt s'interrompt et révèle, au bas de la pente, dans un enclos, une série de bassins creusés dans l'herbe. Ils reflètent le ciel dans des couleurs improbables: vermillon, brun, rouille... Je n'ai jamais su ce qu'étaient ces flaques, dont il ne reste rien aujourd'hui. On disait que les Câbleries faisaient là des essais. Dieu sait lesquels... La silhouette massive des Grands Moulins se dessine derrière la station du funiculaire, comme nous arrivons à la hauteur d'une petite étable où deux poulains placides se laissent toujours caresser. Le bitume reprend là ses droits. Un virage à gauche, et le chemin rejoint la grand-route, qu'il faut traverser pour gagner la terrasse du Jura-Simplon ou nous nous faisons un pause sous un platane, avant d'aller prendre notre billet de funiculaire.

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