Paris by night

Vendredi soir, minuit. Le Cox déjà déserté: il faut aller au Quetzal. Les codes me reviennent: être dans ce bar de telle à telle heure, puis aller dans tel autre (sinon en boîte à cul). Comme tout le monde. Au Quetzal, un DJ dans un coin, une drag queen blonde, haute et massive comme une tour, délicieusement vulgaire. Elle offre galamment des sucettes à la clientèle ("Tu veux me pomper chéri?") Pour un doux baiser vous l'aurez. On s'installe au fond pour boire nos bières. De l'autre côté de la vitrine, des gens fument à l'entrée du bar voisin. Quand j'avais vingt ans, les vitrines du Quetzal étaient dépolies. Impossible de voir à travers. Je passais en regardant furtivement les clients vêtus de cuir, vus comme un attroupement permanent de sex symbols devant la porte, et j'essayais d'imaginer ce qui se passait à l'intérieur. Ce soir mes yeux se promènent dans ce bar, tout à fait ordinaire, vaguement kitsch. Le barman quadra en débardeur qui range des verres, la drag queen en robe léopard sur ses talons aiguilles, ses faux cils qui papillonnent, les écrans où Kim Carnes continue de chanter Bette Davis eyes, et des gens ordinaires qui bavardent – et à part Christian, personne n'a moins de quarante ans. Quand j'avais vingt ans, j'avais beaucoup d'imagination.

Samedi, le soir tombe sur le quartier de l'Opéra. Voilà l'Olympia. Deuxième date du concert de  Sheila: la salle est là pour son idole, trépigne, applaudit avant le lever de rideau, scande son nom. Apparaît enfin la Petite fille de Français moyen, qui enchaîne des airs véritablement populaires, des refrains que chacun peut reprendre en chœur,même les titres moins connus, de ceux que l'on appelait des faces B quand la musique s'achetait sous forme de disques noirs. J'ai suivi Denis dans le couloir, nous approchons de la scène, pour rejoindre d'autres personnes, qui battent des mains. A un refrain, nous nous sourions. Et je ressens tout ce qui est suspendu dans ce bref moment: des choses qui restent encore accrochées, au grenier de Saint-Livres, à l'antenne aujourd'hui inutile, mais qui alors électrisait tes soirées en pyjama. La fascination devant l'image de cette même femme, alors à peine trentenaire, réellement sexy, quand elle chantait et ondulait sur l'écran en pantalon lamé fuchsia ou en chemisier vert épinard; et quand sa voix emplissait la petite chambre, celle qui donnait sur le balcon, où était mon électrophone orange Philips et la collection de disques de ma Mémé, qui l'aimait aussi et achetait ses 45 tours, qui la regardait également quand elle passait chez Danièle Gilbert ou chez Guy Lux. Et pour tout le monde ce soir, c'est probablement aussi un moment de communion. Un moment où le temps s'arrête, puisqu'elle est toujours là, qu'elle chante encore, qu'elle veut encore chanter. Et même si aujourd'hui tu dois emprunter les petites lunettes du Didy pour lire le journal dans le TGV, tant que cette femme chantera, tant que sa voix ne se cassera pas et qu'elle pourra exécuter quelques pas de danse, le temps ne passera pas et l'on aura toujours dix ou douze ans.

Le matin, on nous a donné des invitations pour la soirée Scream. Après le concert, on rejoint une file d'attente, rue du Faubourg du Temple. Passés le contrôle et le vestiaire, un escalier nous mène dans un sous-sol sombre. Comme tout le monde a imprimé et photocopié ces sésames depuis la page Facebook, la boîte se remplit rapidement, jusqu'à rendre tout déplacement difficile. Il devient quasiment impossible de danser. Il faut crawler dans la foule pour aller au bar, aux toilettes. Dans un coin je retrouve Thibault, rencontré à Cologne. Nous échangeons nos numéros. La musique est moyenne. L'air rare. Je ne vois pas bien où sont les issues de secours. Dans une ville de la taille de Paris, pourquoi faut-il toujours que les choses se passent dans des endroits étriqués? On s'en va vers trois heures, avec Pascal. Les amis restent, ils s'amusent bien. On dormira plus qu'eux. Place de la République, tous les cafés sont ouverts. Des gens rient sur les terrasses. On prend le boulevard Voltaire. D'autres cafés brillent encore place Léon Blum.
C'est rassurant, une ville insomniaque.

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