Le pont AVS

On s'arrête devant une haie basse. En face, les lumières mouillées d'un centre commercial Migros se reflètent sur la surface noire et luisante d'un parking déserté. Dès que tu coupes le contact, les essuie-glace s'arrêtent et cette vision banlieusarde se brouille immédiatement. Je te suis sous un portique, un passage bordé par quelques commerces, c'est très pratique tu me dis, là-bas la coiffeuse, là le magasin bio et derrière, un café. Nous voici dans le square où dégoulinent les formes sombres de buis et de lauriers taillés en boules. A gauche, ton entrée. On pénètre dans un hall empli d'une puissante odeur parfumée de nettoyant-désinfectant. Murs rose et crème, miroirs bleutés, carrelage glacé. Dans l'ascenseur (façades en matériau synthétique et miroir également bleutés, comme on en voyait aux murs des discothèques dans les années 1980), l'odeur sucrée du désinfectant est entêtante. Tu suggères que c'est le détergent des surfaces vitrées. Ce doit être ça. Et voici ton étage. Un long couloir, tendrement éclairé, moquette beige. Les portes des logements sont crème, décorées d'une double ligne bleue qui forme une ogive dont la pointe correspond au milieu du chambranle supérieur. On pourrait être dans un film de Gus van Sant, ou dans Paris, Texas.
Tu as quitté la vieille-ville, ta jolie cuisine sur le lac, il y avait trop d'étages à monter. Voici deux ans, tu as déménagé là, dans ce deux pièces du quartier des Fontaines, une banlieue ordinaire de la Métropole lémanique. Murs blancs, cuisine blanche totalement équipée, parquet de hêtre en damier. Un petit balcon, sud-est, avec un dégagement. Tu y poses deux chaises et un parasol, en été. Le loyer est de mille six-cents francs. Quand même... Et les anciens locataires avaient laissé des saletés sous la plonge. En face, entre des pelouses invisibles, des arbres dénudés, des immeubles plus anciens, années septante ou huitante, dominés de deux tours d'une douzaine d'étages.
Tu as pris ta retraite l'an dernier, à soixante-trois ans, profité du pont AVS pour t'affranchir du burn out. D'un jour à l'autre, tu n'avais plus besoin d'aller là-bas, de passer ce portail que tu passais chaque matin depuis quarante ans. Ça ne t'a fait ni chaud, ni froid. On s'installe au bar de ta cuisine, deux tabourets hauts, aux placets inconfortables – on glisse en avant. Tu nous sers une bière, avec quelques flûtes au beurre. Un mélange de noix. Je regarde le décor: deux canapés en cuir blanc, dans l'angle un gros téléviseur moderne, noir et luisant. Une étagère insignifiante chargées de livres et de bidules. Un guéridon avec un genre de saint paulia en fleur. Tu as mis le couvert pour tout à l'heure sur une très jolie table ancienne ovale, bordée de deux chaises cannées. (La table était à ta maman, les chaises à tante Louisa.) Reste une commode supportant une machine indéterminée, dotée de bacs translucides remplis d'eau. Un brumisateur, je suppose. C'est ton décor. Tu n'as pas de goût, tu es entourée d'appareils et de meubles neufs et fonctionnels. Il y a un côté clinique, pas chaleureux. On parle de la famille, tu ne vois plus beaucoup ceux de Berne. Une, deux fois par an. Tu me montres le calendrier reçu de Katja pour Noël: des photos de famille, correspondant aux saisons. Un couple et des enfants heureux. Tu ne profites pas de ta retraite pour faire des grasses matinées. Réveillée avant huit heures, tu te lèves, tu fais marcher ta Nespresso. Tu descends à la Migros chercher "le" 20 Minutes, tu reviens le lire. Je t'imagine sous ton parasol, une petite brise fait vibrer le papier... Puis, peut-être quelques courses, la préparation de ton repas. Tu manges chez toi. L'après-midi, tu vas peut-être dire bonjour à Maryse, elle est grand-mère maintenant. Tu gardes de temps en temps ce petit-fils. Mais vous n'êtes plus qu'amies maintenant. Depuis son veuvage, la naissance de ce bébé, votre relation a pris ce tour amical, mais ce n'est pas ton choix. Tu acceptes cette distance, tu ne demandes rien. Tu restes en attente. Peut-être qu'un jour, les sentiments reviendront, les sentiments et le plaisir de sentir un corps, un autre corps chaud et aimant, contre soi. 
Tu sers le repas, du champagne avec le saumon, puis un pinot avec le rôti de veau; après on attaque les pâtisseries que j'ai apportées de chez Moutarlier. Tu les apprécies. On parle encore. Tu as retiré une partie de ta caisse de pensions en capital, vingt-cinq mille francs je crois, en cas de coup dur. De gros frais dentaires. Pas de projets de voyage, tu étais trop épuisée par le travail, à la fin. Et puis Maryse veut pouponner... J'espère en secret que les journées ne te sont pas trop longues, puisque tu ne peux plus vraiment faire de jogging avec cette saleté de fibromyalgie. Ta coiffure est bien, elle te correspond, elle te rajeunit. Tu t'es achetée de jolies lunettes, modernes. Tu es moderne en fait, high tech même, tu m'envoies tes SMS sur WhatsApp. Tu as une tablette, sur laquelle tu regardes la télé le soir au lit. Tu me la montres, avec la liste des chaînes sous forme de mosaïque. Tu es cliente Swisscom TV. Je te rappelle le jour où, excédée, tu avais empoigné et brutalement secoué votre curieuse antenne, en forme de libellule, posée sur ton téléviseur qui semblait s'obstiner à nous dissimuler une chaîne. Ça te fait rire. Mais tu n'as pas de grand plaisir à évoquer le passé; ça ne te passionne pas. Je reste un peu sur ma faim, moi qui adore farfouiller, surtout avec ceux qui connaissent le même grenier. Mais maintenant je me souviens aussi que dans ce grenier, il y a aussi des fantômes que tu ne veux pas voir revenir.
Samedi – Je descends chercher le journal. Il ne pleut pas. Le vent s'est levé. Il y a ce matin une lucidité et quelque chose de doux derrière l'air. Début février, mais on sent que la graine des beaux jours est déjà plantée.

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