L'horizon

Pourquoi mes rêveries me ramènent-elles souvent à cette route? Je me vois voler au-dessus de la campagne, pas comme un oiseau, plutôt comme le vent. Aller et venir, rouler avec l'air, au-dessus de cette route bordée de champs. A gauche, côté Jura, à une certaine distance, je revois cet enclos intriguant, protecteur de trois jeunes arbres. A droite, des champs, des vergers, puis le lac et les Alpes. Oui, je reviens là fréquemment en pensée, mais pourquoi? Pourquoi cette route, pourquoi cette ligne droite, et pas un autre? L'autre soir, la réponse me vient brusquement. C'est sur cette route que, tout petit, j'ai pris conscience de la taille du monde. Du fait qu'il y avait un ailleurs.
Le souvenir est lié au ramassage scolaire. Tous les jours, un minibus Peugeot bleu – assez bas de plafond – transportait entre les villages sa cargaison d'enfants criant, riant et bavardant. Ce devait être ma deuxième année de classe enfantine, celle où l'on commence à fréquenter l'école également l'après-midi. Je me souviens des récréations dans le préau de Grancy. Des jeux idiots et amusants. Ensuite, encore une petite heure de classe, et nous pouvions rentrer à la maison. On remontait dans le bus. Il s'ébranlait. Le monde se mettait à défiler. Je regardais passer les lambris rouges d'une ferme décorée de géraniums – c'était chez Odile. Le cimetière passé, le village cessait d'exister. Alors le véhicule prenait de la vitesse en descendant une légère pente, qui précédait ce tronçon rectiligne et plat qui visait le prochain village – le nôtre. Et là, tout à coup, nous n'étions plus dans un endroit concret. Mais sur une route, lancés entre deux points, dans une trajectoire, avec une vitesse qui créait une abstraction du décor immédiat. Le paysage majestueux s'imposait alors, sous un ciel magistral. Un ciel bleu, parcouru par quelques nuages qui, en le peuplant ainsi, lui donnaient un relief, créaient une échelle de mesure. La lumière avait alors quelque chose de violent, d'absolu. Quelque chose de corrompu aussi, car elle semblait contenir le germe d'une mutation à venir, d'une péjoration, que l'on ressentait vaguement. Peut-être l'empreinte, pressentie, des jours plus frais d'après l'été. Peut-être celle d'un orage, à même de survenir. Ou peut-être avais-je déjà la prescience de l'impermanence des choses, qu'un enfant ne doit pas connaître, puisqu'il fait à cet âge l'expérience de l'éternité... Le nez collé à la fenêtre du bus, j'étais en proie à ces sentiments violents et muets, tandis que la route se déroulait et que l'on commençait à distinguer individuellement les maisons de notre village, avec la silhouette trapue de celle où nous vivions. Mais nous étions encore dans le trajet, dans la vitesse, dans le rapt du décor proche, dans la lumière acide, dans l'air qui vibrait, déchiré par le véhicule grondant. Nous étions dans ce paysage qui imposait une grandeur. Après les exercices de l'école, les syllabes, les puzzles, les cadres à attacher, les cadres à boutonner qui vous retenaient les yeux à peine plus loin que le bout du nez pour de longues minutes, ce paysage était une manifestation de l'au-delà, de l'infini. On était entre Grancy et Senarclens, mais on aurait aussi bien pu être dans l'Idaho. De cette route, on pouvait contempler, tout là-bas, un point où le ciel rejoignait la terre. C'était une route qui vous disait: il y un ailleurs. Vous pourriez y aller. C'était la route de l'horizon. 
Je rentrais à la maison, montais l'escalier. Ma mère était au salon (mais on appelait cette pièce le studio, j'ignore pourquoi...) Elle me faisait asseoir près d'elle, afin de pouvoir suivre la fin d'un film de l'après-midi. Et dans mon esprit, les images de ces films américains des années cinquante, vus en noir et blanc, se superposaient à celles qui venaient de s'imprimer dans mes rétines, pour faire naître un sentiment durable d'irréalité, d'ambiguïté entre la monde vrai et la fiction. Ensuite, elle fermait le poste et préparait du thé.

La même chose ou presque:
Une route

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