Virage

Il y a un point de départ précis, si j'y réfléchis. Un samedi soir. Voici juste dix ans. Bien sûr, ce soir-là fut précédé d'une série d'événements, de changements précis. Il s'agissait d'une mise en place, je suppose. D'un prologue. Mais c'est bien ce samedi-là qui me revient à l'esprit.
La nuit était tombée. Il faisait doux. Soufflait une petite brise que je pouvais sentir, penché à la fenêtre de ma chambre, en regardant passer de rares voitures. Quelques trolleybus. J'attendais Denis. Nous nous étions parlé au téléphone, plus tôt dans la soirée. Il allait arriver, d'une minute à l'autre. J'étais prêt, détendu. Je patientais, seul, tranquille. Avec ce sentiment diffus – que vous donne parfois le printemps, mais peut-être simplement la jeunesse – que tout était possible. Que toutes les portes étaient ouvertes. Il suffisait de se laisser guider. Je l'ai rejoint dans sa Twingo et nous sommes partis pour Genève où se donnait une soirée. Dans un lieu étrange, une petite boîte avec des baies vitrées donnant sur le Rhône, que longeaient une galerie, un promenoir. En redescendre, c'était comme plonger dans un chaudron tiède, plein d'un liquide bitumineux.

On a dansé, dragué, jusqu'au petit matin. Quand la soirée s'est terminée, Denis m'a déposé aux Bains de l'Est, quasi déserts. Mais dans les bulles du jacuzzi, Igor se baignait, seul. Nous ne nous connaissions pas encore. Il avait les yeux noirs comme des billes, des taches de rousseur et une l'haleine sucrée, au goût de lait tiède. En fin de matinée, nous sommes allés bruncher à l'Alhambar. Le soleil brillait beaucoup trop fort. J'étais sur Mars. Je n'enregistrais plus aucune information nouvelle. Puis il m'a ramené à la maison, dans la petite Lancia de sa mère. On roulait sur l'autoroute, les fenêtres ouvertes, l'air claquait et il conduisait trop vite, plutôt mal.
Impossible de me reposer chez moi. Trop de lumière, d'excitation. J'étais survolté. En fin d'après-midi, pour faire baisser cette pression, je suis descendu me promener à pied, jusqu'à Vidy, pour remonter ensuite la Vallée de la Jeunesse, gagner Malley et l'avenue de Morges maintenant bleuâtre dans la lumière du jour finissant. De retour chez moi, j'ai mis de la musique reposante. Valeu, par Tania Maria. J'ai appelé Denis. On a bavardé cinq minutes. La nuit tombait. Le lendemain soir, en quittant les vestiaires du stade Pierre-de-Coubertin, j'ai rallumé mon téléphone. Au bout de quelques instants, un SMS d'Igor s'est affiché. Le mouvement était lancé.

Dans mon calendrier, ces instants marquent le début d'une décennie dominée par le corps: des plaisirs qu'il peut donner – réels ou illusoires. Des limites vers lesquelles le pousser, en courant de longues distances; en dansant des nuits entières; en absorbant différentes substances, en quantités et en mélanges variables. Aussi, ces instants passés signalent le début d'une ouverture. D'une régénération. L'arrivée de nouveaux compagnons, passagers ou résidents. L'instauration de nouvelles relations. Une période d'intensité. Un véritable seuil, en somme, un pas de porte, l'entrée vers ce qui sera, est, aura été le cœur brûlant de ma petite vie. Probablement.
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Octobre 2002 et Virage

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