hôtel roméo

Au premier coup d'œil, quand je t'aperçois à travers la paroi vitrée qui sépare la salle de livraison des bagages du hall d'accueil de l'aéroport, je sens le lézard. Mais je décide de positiver; de ne pas m'en faire. Je me force à la cordialité. En route vers le parking, j'observe tes vêtements. Un bonnet bleu usé, piqué des lettres BERLIN; un jeans clair, qui fait ressortir des formes replètes; des chaussures Caterpillar. Des sourcils qui se touchent; des yeux clairs. Nous montons dans ta Fiat Punto. Sur l'autoroute de Varazdin, je regarde tes mains sur le volant. La forme de tes ongles. Leur propreté. En réalité, je guette le signe qui confirmerait l'échec que je sens se profiler. Etrange démarche que celle de voyager toute une matinée pour se rendre à un rendez-vous que l'on rêve prometteur, tout en pressentant le leurre. Le leurre qu'on préfère ignorer. L'agacement pointe vite son museau chafouin. Au supermarché Lidl où nous faisons halte, dans une zone commerciale des abords de la ville que le ciel bas, la campagne enneigée rendent déprimante, je te regarde pousser maladroitement un panier à roulettes conçu pour être tiré. Je te réponds rudement quand tu me demandes quelle charcuterie je souhaite manger. A la caisse, tu me tends avec un rien de brusquerie un cornet que tu sors de ta poche, pour que je t'aide à emballer les provisions. Beaucoup de petits riens. Tout à l'heure dans la voiture, je sentais que mon regard sur toi était hautain; vaguement condescendant. En fait, je te jaugeais. Puis, dans la ville que tu veux me faire visiter, l'énervement se manifeste à nouveau, pour des peccadilles. Ça commence mal.
Tu as tenté de me cacher le fait que tu n'habites pas dans cette ville, mais dans un bled, éloigné d'une bonne dizaine de kilomètres. Tu m'expliques: il t'a fallu quitter Zagreb pour prendre soin de ta veille mère, qui vit au rez de cette maison dont tu occupes l'étage supérieur. Dans la vie, on ne fait pas toujours ce qu'on veut, dis-tu, avec un ton pédant. Un escalier aux marches partiellement verglacées, une galerie tendue de cordes à linge, une porte qui grince et qui coince dans son chambranle: on entre dans un vestibule où règne une odeur de fosse septique. Et voici l'intérieur, où tout est sombre car les stores sont baissés. Et aux fenêtres où ils sont relevés, des rideaux retiennent le peu de lumière de ce terne jour d'hiver. A peine allumes-tu les lampes imitation Tiffany. Un appartement obscur, malodorant et glacial. Car tu as dormi à Zagreb en coupant le chauffage avant de partir. Je ressens une impression d'abattement. J'étouffe, dans ce décor hétéroclite, suranné et poussiéreux. Bibelots orientaux. Aux murs, des photos de villes américaines, New-York et les Twin Towers, le Golden Gate; des plaques de voitures; des boîtes de CD des décennies passées. Et sur la porte du frigo, le dessin d'un type en harnais de cuir.
Nous ne communiquons pas. Dans la voiture, tu t'es borné à répéter ce programme que tu as imaginé pour nous, et déjà décrit cent fois dans les messages que nous avons échangés au cours des deux derniers mois. J'aurais dû me méfier de ce propos itératif. Tu te répètes. Tu dis les choses plusieurs fois. Tout. Comme on le ferait pour une personne gâteuse. En fait, je n'ai pas voulu m'en méfier. Quand il s'agissait de lire tes messages, j'ai mis en veille mon sens critique; je t'ai laissé t'adresser à mon cerveau reptilien. Mes bas instincts ont dicté les réponses, à la limite du cybersexe. Et maintenant tu me parles de dresser une "table SM", garnie de chaînes; de confectionner un cake avec ce moule en forme de pénis, que tu as acheté à Berlin. C'est ton concept: tout doit nous ramener au sexe, toujours; à la débauche que nous imaginons pour ce week-end. Mais je commence à me demander si, entre nous, sexe il y aura. Pour l'heure, pendant que l'appartement se réchauffe lentement, je veux encore croire que oui. Croire que nous trouverons un terrain d'entente dans la luxure. Que nous pourrons mettre nos projets à exécution.

Eh bien nous y voilà. Nous enfilons nos tenues et gagnons la pièce de jeu: celle où se trouve le gros radiateur à gaz, au pied d'un grand lit de fer recouvert de cuir. Nous nous installons là, dans la pénombre, seule une petite lampe est allumée à l'autre bout de la pièce. Le rapprochement doit se faire maintenant. Nos langues se touchent et je n'aime pas la surface de la tienne, qui me paraît trop épaisse. Pâteuse. D'ailleurs une sorte de grumeau se dépose sur ma langue. Je l'évacue. Je me concentre. Je persévère. Nous avons deux jours à passer ensemble. Te voici couché sur le dos. Tu te laisses faire, ton regard fixe m'insupporte. Tu es comme sidéré. Tes mains ont quelque chose de rigide, tout à coup. Une pensée doit te traverser l'esprit, mais je ne saurai pas laquelle. Et finalement, les minutes passent et quelque chose cède; nous nous laissons aller, le courant finit par passer. Au bout d'un moment indéterminé, nous enfilons des tenues qui laissent nos corps plus dégagés. L'excitation est montée, la jouissance est à portée de main maintenant, nous décidons de lui laisser prendre ses droits. Elle arrive, de manière symétrique et nous laisse tous deux face à face, essoufflés. Le week-end se joue à ce moment-là. Si nous nous étions alors vautrés sur le lit, roulés dans nos liqueurs, laissés allés à la débauche convoitée, je serais probablement resté. Or tu te ressaisis très vite. Je te vois te ruer sur un rouleau de papier absorbant. Vite, il faut essuyer, défaire le petit désordre. Au lieu de nous laisser aller à quelques caresses, rêveries, tu préfères ranger, t'affairer, manipuler des sacs froissés au bruit mesquin, ces sacs où tu emballes tes accessoires. Tu es un petit comptable provincial, un vieux garçon préoccupé de choses secondaires. Et puis tu as faim. Je te suis dans la cuisine, tu prépares un repas simple. Même la cuisson des œufs durs, leur épluchage sont des choses qui manquent de simplicité chez toi. Nous voici à table, face à face. Nous ne parlons pas. Tu n'as pas de conversation, je ne fais même plus de tentatives. D'ailleurs je ne t'intéresse pas, tu ne me poses aucune question. Tu te lèves, vas mettre un CD. Les Pet Shop Boys: la musique que tu passais quand tu faisais le disc-jockey, dans ta jeunesse... 
Tu mets à débarrasser la table et en essuyer les miettes le même empressement que tout à l'heure, à frotter le drap de cuir. Nous reprenons place sur ce grand lit. Quand les Pet Shop Boys se taisent, je t'informe que je ne resterai pas. D'abord tu restes silencieux. Comme abasourdi. Je te demande si tu as entendu. Oui tu as entendu. Tu ne protestes pas. Plus tard, tu proposes d'allumer la télé. Un film avec Kevin Spacey passe sur une chaîne allemande. Très vite, je m'endors tandis que des silhouettes s'agitent sur l'écran. Je me réveille quand tu te lèves pour éteindre l'appareil. J'étais en train de ronfler; visiblement, cela t'a agacé. Tu ramènes de ta chambre des couvertures, un édredon. Tu les jettes sur le lit; éteins la lampe. Je me relève, vais me brosser les dents dans la salle de bain qui reste glaciale. Toi, tu ne te donnes même pas cette peine et t'endors aussitôt. Tôt le lendemain, nous partons. Tu fais chauffer la voiture dans le garage. J'attends dans l'allée du jardin. A la fenêtre du rez-de-chaussée, un rideau bouge. Ta mère doit être en train de m'observer. Je regarde ailleurs. Tu me conduis à la gare d'une ville voisine, d'où la liaison avec Zagreb est plus rapide que de Varazdin. La campagne défile, toujours la même, village après village. Beaucoup de maisons de briques nues, posées dans la neige qui recouvre les champs, les jardins. Je t'offre un thé dans un petit buffet de gare plein d'employés des chemins de fer désœuvrés. Voilà le train. Je te donne l'accolade sur le quai deux. Tu disparais.
Une heure plus tard, je suis à Zagreb. Dans les cafés, dans les rues hivernales, puis plus tard dans la salle d'embarquement, je réfléchis à cette aventure. Mon intuition était mauvaise; je m'y suis fié, c'était un tort. Mais au fond, il s'agissait plus d'une pulsion que d'une intuition. Une erreur de casting est toujours possible; elle est anodine lorsqu'il s'agit de se rendre chez un partenaire qui vit à proximité. Plus ennuyeuse lorsqu'il s'agit de racheter un billet d'avion. Plaie d'argent n'est pas mortelle... Aussi, il me semble avoir touché à la limite de la dissociation que je fais entre séduction physique et dépravation. Je peux me livrer à la seconde avec une personne qui ne me séduit pas; alors, la séduction naît de la dépravation; du plaisir que l'on prend à la luxure avec une personne qui partage cette envie. Le corps de l'autre n'a pas besoin de me plaire; ce n'est qu'un instrument qui permet d'arriver à une jouissance, pour autant que la dépravation soit l'ingrédient principal du jeu. Or ta personnalité irritante, l'absence de communication ont empêché cet échange. Il ne m'a pas été possible de donner le change. 
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