La vie modèle

Vers onze ou douze ans, je stressais chaque soir sur le coup de 21h20. La forme des aiguilles sur le cadran de la montre me disait qu'il était tard; que je n'étais pas encore prêt à aller au lit; qu'il me restait des choses à faire. Alors que normalement, à cette heure-ci, j'aurais dû être couché depuis longtemps. Comme un brave garçon. Car à cette heure-ci, tous les autres devaient déjà être sous la couette, les dents brossées, un livre entre les mains et baillant de sommeil. Or j'étais encore habillé, à m'agiter dans ma chambre, tandis que du salon, ma mère me demandait, d'un ton de plus en plus impatient, de me presser. Je m'activais avec, déjà, ce sentiment d'être dans l'erreur. Dans le faux. De ne pas être conforme au modèle. Encore hier au soir, je manque de me taper un tibia contre le séchoir à linge, que j'avais exceptionnellement installé dans ma chambre, et pas rangé. Je peste contre moi-même, contre ma flemme, contre la présence incongrue de cet objet dans ma chambre. Car une chambre n'est pas un endroit pour sécher le linge. Une chambre doit être rangée, propre, sans désordre. Surtout celle d'un monsieur qui aura cinquante ans dans moins de trois ans. Ces pensées déraisonnables, je me surprends à les avoir. Je les sonde. Et elles me ramènent aux modèles. Aux idéaux fantasmés.
Le souvenir du stress de 21h20 est une des premières manifestations de ce sentiment puissant, dont j'ai pris conscience récemment, celui de la nécessité de se conformer à un modèle, à un idéal de vie fantasmé. A l'âge de dix ans, c'était le modèle du gentil garçon qui doit être couché à neuf heures du soir, sa chambre rangée et ses devoirs faits. Plus tard, les modèles ont évolué; se sont multipliés. En l'espèce, le domaine de la sexualité a été particulièrement fertile. Très jeune, j'ai eu conscience d'être fétichiste. J'ai très tôt mis en pratique cette sexualité bizarre, pulsionnelle, à laquelle je ne comprenais rien et qui apparemment, n'appartenait qu'à moi. Je l'ai mise en pratique seul, avec les moyens du bord. Mais surtout, l'assumant physiquement, j'avais l'impression de ne pas être comme les autres. Cette sexualité, je la voyais comme un chancre; un corps étranger, dont j'espérai l'ablation durant les trois ans qu'ont duré ma première psychothérapie, qui n'a eu pour effet (dans ce domaine-là) qu'ajouter encore à la confusion de mon esprit. J'imaginais trouver un partenaire avec qui vivre une histoire d'amour comme les couples de garçons photographiés dans Gai Pied; or ma sexualité avait d'autres nécessités, d'autres besoins profonds que je devais assouvir. Ces impératifs me conduisaient dans des lieux sordides, me faisaient accomplir des gestes incompatibles avec l'idée du modèle relationnel idéalisé. Cela créait un décalage permanent, source de souffrance lancinante. Je me sentais complètement isolé. A l'époque de la psychothérapie, j'avais l'illusion que je pourrais découvrir, en fouillant dans mon passé, un souvenir-clé qui, une fois rappelé à la surface de ma conscience, agirait comme un révélateur. La compréhension des causes de ma déviance rendrait subitement intelligibles, pensais-je, les agissements de type pulsionnels sur lesquels je n'avais pas prise. Percé à jour, le mécanisme délétère serait alors tué et je deviendrais le jeune gay normal, à la sexualité simple et limpide que je rêvais d'être. Mais ceci ne se produisit pas; le fétichisme, vu comme une tumeur, demeurait. Un soir, j'avais 27 ans, je jetai à la poubelle une ahurissante collection de fétiches, volés au fil d'incursions furtives dans des lieux insolites, et qu'il m'était impossible d'emmener chez l'homme avec qui j'allais partager ma vie et qui ne savait rien de mes penchants – par ailleurs inavouables. Et je me souviens qu'au moment où le couvercle du conteneur à ordures est retombé, j'ai espéré que ce geste m'aiderait à abolir ces fantasmes. Mais au fond de moi, je savais qu'il n'en serait rien. J'avais donc deux faces: une face présentable, que je m'efforçais de faire ressembler au modèle idéalisé (ma sexualité propre et sociale, en d'autres termes); et une face cachée, celle de ma sexualité sale, bestiale, solitaire et mal vécue, qui se réalisait tant bien que mal, sur le mode pulsionnel, compensatoire, à la sauvette. Quand je jouais sur ce tableau-là, c'était toujours avec l'impression que je volais ce temps à mon autre moi, à l'être social. Et je ne savais pas comment je m'en sortirais, ni quand. Ce n'est que lorsque j'ai compris que ma sexualité dite cachée n'avait pas à l'être; qu'il ne s'agissait pas d'une pièce rapportée, d'une tumeur, mais de l'expression la plus profonde de mes désirs, et que cette sexualité me constituait que j'ai pu faire du chemin. Vivre avec ma sexualité – et pas contre. Etre ce que je suis, et pas ce que je croyais devoir être.

Aussi, je me suis plusieurs fois surpris à regretter, dans le plus grand secret, avoir manqué l'épisode du premier amour. La rencontre qui illumine la vie, qui fait que tout prend corps; celle de l'amour adolescent, qui se vit sans réserve, dans l'abandon, le don de soi et l'accueil de l'autre. Ce fantasme-là. Cruauté mentale: j'ai imaginé savoir à quel moment précis j'avais manqué le train. C'était un soir, je devais avoir quinze ou seize ans. Nous nous étions retrouvés en bande, avec d'autres adolescents (garçons et filles) que je ne fréquentais pas habituellement. Ce soir-là, un soir de pleine lune, nous nous étions introduits dans un manoir abandonné. Précédés par le faisceau d'une lampe de poche, nous visitions l'enfilade lugubre de salons et de chambres où subsistaient les reliefs poussiéreux et bancals d'un mobilier jadis luxueux. Tous ces ados savaient que j'étais gay. Alors que nous nous apprêtions à quitter cette maison par une fenêtre, une discussion s'était tout à coup engagée sur ce fait précis, que je sois gay. Et subitement, un garçon joli et que je ne connaissais que de vue avait spontanément pris ma défense, en disant, parlant de moi: Et qu'est-ce que ça peut nous foutre, qu'il le soit? Puis, alors que tour à tour, nous sautions par la fenêtre, il avait eu un geste protecteur à mon égard. Je ne sais plus lequel. Peut-être une main sur mon bras... Nous ne nous sommes jamais revus. Mais je me suis plu à imaginer que si j'avais forcé le destin, si j'avais manifesté envers lui un peu de chaleur, ce moment-là aurait été le départ d'une romance idéale entre nous. Alors que concrètement, et en dehors de la gentillesse objective qu'il avait manifestée, rien ne me dit qu'il était gay lui-même; rien ne me dit qu'il était intéressé par le sexe entre garçons. Mais ce souvenir m'a permis de rêvasser sur ce que j'avais manqué; et partant, de justifier mes errements sentimentaux ultérieurs, qui n'auraient bien sûr pas existé dans une vie sentimentale construite sur une base saine, à savoir cette idylle rêvée, qui serait née un soir de pleine lune dans le parc de la villa Saint-Pierre.

Je n'ai jamais connu d'amour adolescent, absolu. J'ai bientôt cinquante ans et il arrive qu'un séchoir à linge traîne dans ma chambre à coucher. Il arrive aussi que je ne sois pas encore couché, en semaine, ni à 21h20 ni même à un heure du matin. Je ne suis pas couché quand tous les autres, quand les gens normaux ronflent. Je dois accepter une part de chaos dans ma vie. Réaliser que je me réfère, inconsciemment, à des modèles comportementaux imaginaires, qui de plus ne me conviennent pas.

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