Drôle de situation

On s'était rencontré une nuit, à la colline. Il habitait tout près. Un studio, juste en dessous de la gare, au premier étage d'un immeuble plutôt laid. En béton. L'appartement avait quelque chose de sombre, une paroi entière recouverte de galets projetés, des placards en panneaux de bois foncé, veiné. Mais justement, il l'aimait pour son côté "grotte"... Moi, quelque chose m'excitait dans ce logement déplaisant; quelque chose lié à mes fantasmes. Je pensais qu'il allait m'arriver un truc, là. Je le souhaitais. J'avais 19 ans et en moi se mêlaient des eaux tumultueuses; celles du désir de soumission et celles qui, dans un courant inverse, font ressentir à un jeune homme la domination qu'il peut exercer sur un adulte qui le désire.
On s'est revu, plusieurs fois. Une sorte de relation s'est instaurée. Un dimanche où il faisait beau et doux – c'était début mars – nous sommes allés nous promener au Bourget, à Vidy. On a bavardé sans cesse, on inventait des histoires. Il n'y avait plus que nous au monde. Un autre jour, nous avons fait une grande virée en voiture, à la campagne. C'est moi qui conduisais car il n'avait pas son permis. Nous avions quitté Lausanne par la route d'Oron. Nous avions bu quelque chose dans un café de village. J'ai de cette journée une série de photos en noir et blanc, trop contrastées. Comme si on les avait photocopiées. Un soir encore, il m'avait présenté à son frère – dont je n'ai aucun souvenir – et à sa belle-sœur. Une journaliste au prénom ronflant, gauchiste, un peu protectrice, prompte aux discours; mais bienveillante.
Nous avons eu une correspondance. Je lui avais enregistré sur une cassette C90 deux 33 tours que je venais de m'acheter, dont "Love like blood" de Killing Joke. Lui m'envoyait des messages composites. M'avait par exemple offert "Quand mourut Jonathan", de Tony Duvert. Un auteur certainement à l'index aujourd'hui. Même déjà totalement sulfureux à l'époque d'ailleurs; car quand j'étais allé à la librairie Payot pour acheter un autre de ses ouvrages (c'était un écrivain talentueux), la vendeuse avait pris un drôle d'air en disant d'un ton dédaigneux: "Ça se lit toujours, Tony Duvert?" Cette femme travaille encore au même endroit; elle n'a pas changé de coiffure. Et chaque fois que je la croise, ces mots me reviennent à l'esprit.
Sur la page de garde, il m'avait fait une dédicace, avec un dessin de mon visage. Aussi, un jour qu'on parlait astrologie (un sujet qui me passionnait à ce moment-là), il m'avait montré le dessin de son ciel de naissance, qui présentait deux amas, deux conjonctions massives, de part et d'autre de l'axe ascendant-descendant, peut-être. Il avait alors eu cette remarque: "Peut-être que là [son doigt pointait les groupements de planètes], c'est les enfants et tout autour, là où il y a rien, c'est les grandes personnes?" Il essayait de me faire comprendre qu'il était pédophile. Que les adultes ne l'intéressaient pas. Moi, je ne captais pas ces allusions à son mal être. A sa souffrance. Et comme je me sentais adulte, je ne voyais de problème nulle part. J'étais flatté, fier d'avoir toute l'attention d'un homme qui avait, à deux ans près, l'âge de ma mère. J'étais ravi d'évoluer sous son regard amoureux. De bénéficier de ses soins. Il m'avait administré un cataplasme d'une pâte, de l'argile il me semble, pour apaiser une éruption de boutons qui rougissait ma nuque (l'allergie au cuir de mon blouson, en fait.) Je me trainais dans son appartement en slip, langoureusement. Je me vautrais sur son lit, avec nonchalance, en lisant des livres, en bavardant. Je l'allumais, consciemment ou inconsciemment. Mais les choses se sont rapidement gâtées. Un soir, on en venait au sexe, et il s'est subitement montré brutal. Je me suis retrouvé dans la baignoire, je ne me souviens plus comment. Il m'a douché avec de l'eau froide, je n'étais pas complètement déshabillé. Il était goguenard. Immédiatement, j'ai vu que je n'étais pas prêt à ce genre de jeux. Que ce n'était pas mon truc; où bien que je ne voulais pas les vivre de la sorte.
Quelques jours après, je me trouvais chez lui. Encore, oui, car je n'avais pas de mesure. Il m'avait ouvert sa porte, je m'étais pour ainsi dire installé. Or il passait un disque que je n'aimais pas. Une musique un peu trop électrique, un peu trop bruyante. Enervante. Cela m'empêchait de lui parler, je crois. Surtout, je sentais que son intérêt pour moi s'émoussait; que je n'étais plus au centre de son attention. Alors je suis sorti dans le couloir de l'immeuble, j'ai ouvert le placard où étaient les plombs et j'ai dévissé le fusible de son appartement.
Le silence s'est fait, brutalement.
Je suis retourné dans le studio, content de moi, hilare. Il n'y croyait pas: j'avais coupé l'électricité? Vraiment? Il l'a très mal pris et m'a demandé de partir immédiatement. Je suis parti. 
Quand je suis revenu, le lendemain ou le surlendemain, j'ai trouvé un mot scotché sur la porte: "Don't disturb for a while". Je crois que je n'ai même pas tenté de sonner. Je n'ai plus dérangé.
C'est ensuite, certainement, qu'il m'avait écrit, un mot pour s'excuser. Pour que je le comprenne. C'était une lettre assez bien tournée, il n'était pas sans esprit, loin de là. Spirituelle, mais très égocentrique. Au fond, il l'était peut-être plus que moi. J'ai oublié comment ma mère (chez qui j'habitais alors) était tombée sur ces lignes, où il écrivait: "Je ne peux me résoudre à t'écrire chez ta génitrice". Génitrice: ce mot l'avait choquée.
On s'est recroisé quelques fois, en ville. Et puis il a disparu, pour réapparaître voici quelques années, à la plage de Vidy. Empâté, gris. Mais toujours quelque chose de salace dans le visage.


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