L'aquarium

Le type me raconte cette histoire hier soir, en parlant de Paris. Le Paris des gays. Il commence par une déclaration amusante: "Les Français sont les champions du téléphone". Voilà mon attention titillée. On est en train de bavarder sur mon canapé, des aléas des rencontres; de la drague. Un thème de discussion assez prévisible, puisqu'il nous ramène à la nôtre, de rencontre, qui a eu lieu deux heures auparavant et qui est désormais consommée. Il s'explique sur cette histoire de Français, champions du téléphone. Voici une vingtaine d'années, alors qu'il avait lui-même trente ans et commençait à fréquenter le milieu gay parisien, il avait remarqué que les garçons rencontrés donnaient très facilement leur numéro de téléphone. Un jour, nanti d'une de ces quelques paires de chiffres griffonnées sur un billet, il rappelle un type. Problème: le gars ne se souvient plus, ou alors très mal, de celui qui l'appelle. Il l'éconduit sans trop d'égards. On rit de cette anecdote. Mon invité poursuit. Un peu plus tard à la même époque, à Paris toujours, le voici dans l'appartement d'un autre type. Et là, sur un meuble, un bocal à poissons; rempli non pas d'eau, mais de petits papiers: la collection de contacts, de numéros de téléphone glanés par son hôte au fil de rencontres d'un soir... La manière cynique dont ils étaient stockés montrait tout le cas que ce chasseur faisait de ses proies.

Et nous, quels sont nos bocaux à poissons, au jour d'aujourd'hui? Je me vois dans la salle d'attente d'un dentiste ou d'un médecin, après avoir épuisé la pile de magazines défraîchis, faire défiler sur l'écran de mon téléphone la liste des contacts. M'arrêter sur un prénom peu familier, assorti d'un mot inattendu: le pseudo que le type utilise sur les réseaux de drague en ligne. Hop, je l'élimine d'un coup d'index. Comme un poisson-concierge, je nettoie ainsi, régulièrement, mon aquarium de poche. Mais il est probable que ce nom ressurgisse quelques temps plus tard, au hasard des synchronisations qu'opère mon appareil avec différents sites de sauvegarde et que je ne maîtrise pas. Pas grave: je répèterai l'opération. Il y a aussi les numéros de téléphone que je conserve, sans aucune intention d'appeler ni de revoir leur propriétaire, que je tiens pour responsable d'un plan foireux. Si je les conserve, c'est uniquement pour savoir, en cas de SMS inattendu, à qui j'ai affaire. Un effacement prématuré risquerait de poser problème au cas où l'individu – qui n'aurait lui-même pas gardé un souvenir aussi mauvais de notre rencontre – s'avise de reprendre contact. C'est arrivé... Dès lors, une invite sous forme de texto, émanant d'un numéro de téléphone non répertorié, est énervante: on se demande de qui elle provient; on s'en veut de n'avoir pas enregistré le numéro, d'être incapable de l'associer à un personnage, alors qu'un mauvais souvenir sera mieux resitué si le SMS ramène un prénom ou un pseudo. Ou, comme l'avait un jour fait Pascal, un prénom carrément remplacé par les mots "A fuir!". Diablement efficace.
Pareillement, j'opère régulièrement des purges dans la liste des pseudos sauvegardés sur mes profils de drague. Pour différentes raisons. La plus fréquente, la plus simple aussi, c'est que je ne compte plus échanger de messages avec le personnage. L'autre, plus vicieuse, est que je ne souhaite pas que le type se sache sauvegardé parmi mes contacts et en tire, allez savoir, des conclusions hâtives sur l'attention que je peux lui porter.
Bref. Un peu compliqué, tout ça... Le fait est que je ne suis pas plus charitable que le Parisien du début de l'histoire. Mon aquarium est juste un peu plus complexe à entretenir.

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